En flânant sur ces chemins de traverse que sont ce que l’on appelle les petits éditeurs, loin des autoroutes à prix littéraires, on rencontre, plus souvent qu’à son tour, une pépite. C’est là, dans ces zones reculées, si peu tonitruantes, que des éditeurs aussi têtus que sages mettent au jour et font vivre la littérature et la poésie en train de s’écrire, ces ouvrages dont les auteurs ont en commun de se tenir dans les marges. À bientôt, de Jacques Lèbre, appartient à cette non-catégorie de livres non classables que le bonheur de lecture place immédiatement dans l’ordre des livres de chevet.
Jacques Lèbre, À bientôt. Isolato, 128 p., 18 €
Le titre du dernier livre de Jacques Lèbre nous donne rendez-vous dans l’en-deçà : « À la place de toutes ces expressions convenues et si banales qu’on peut lire sur les tombes et dont la véracité n’est jamais avérée (“À ma chère épouse”, “À mon mari bien aimé”, “À notre ami cher”), il verrait plutôt l’évidence d’un “À bientôt” qui, lui, ne fait pas l’ombre d’un doute. »
Avant celui-ci, il y en eut beaucoup d’autres de la même veine, notes poétiques frôlant, sans en avoir l’air, la philosophie dans son vrai sens d’amour de la sagesse – une sagesse teintée de lucidité et d’une mélancolie que l’on pourrait qualifier de féconde. Il y eut de beaux titres (Sur la portée du jour, Dans la conversation, Donner asile, La mort lumineuse, Sous les frissons de l’air, L’immensité du ciel, Air), abritant des poèmes en prose, fruits de longues marches, d’observations, de réflexions et d’une infinité de lectures, tous confiés aux éditeurs que sont L’Escampette, L’Atelier La Feugraie, La Dogana, Le Phare du Cousseix et à des revues comme Europe ou Rehauts.
Comment décrire un univers poétique ? Celui de Jacques Lèbre frappe par sa manière de se tenir au plus près de ses impressions, au plus intime de son regard, sans écran, sans discours, au plus près de sa perception du monde. Il y a chez lui une pure intériorité – « pure » parce que nul parasite ne fait obstacle à son regard, que celui-ci se porte sur ce qu’il observe ou sur ce qu’il ressent.
Ces notes, extraites de carnets, se voient traversées de tâtonnements, marbrées de vide et de silence, d’un je-ne-sais-quoi de désolé se résolvant souvent en humour (« La Gazette du Morvan revient sur les chiffres du tourisme estival à Autun : “L’exposition André Frénaud a été admirée par 580 visiteurs et la piscine a comptabilisé 33 218 entrées” »), donnant l’impression que le poète avance sur un fil au-dessus d’un abîme, sachant combien facile serait la chute, combien miraculeux est l’équilibre qui nous garde droit sur le fil.
Dans sa poésie s’apprécie l’absence de « comme », de métaphores, seul un juste regard sur ce qui est, d’où surgit une myriade de pensées, de réminiscences, de citations, libres de voler à leur guise, que le poète attrape d’une main légère et relâche dans le blanc de la feuille. Une manière de passer, d’aller et de revenir, encore et toujours, à l’unisson du paysage ou de la rencontre : « Je ne connais pas la monotonie de la répétition. Je peux me promener tous les jours sur un même chemin sans jamais en éprouver de l’ennui. Entre soi-même aux états d’âme changeants et le dehors aux états d’âme tout aussi changeants il ne saurait y avoir de répétition, encore moins de monotonie. »
Qu’il s’agisse de ces ciels gris que le poète dit aimer à l’infini, d’une exposition de Mirò, dont il apprécie la grâce « de l’ordre d’un crépitement infime sur fond de silence » ou d’Anselm Kiefer, du bruit que fait la grenouille en plongeant (« Comment rendre compte de ce “glouk” aérien, de ce son, comme une seule note grave de piano, dont la touche aurait été effleurée par inadvertance, d’une grenouille qui plonge dans la mare »), du sifflement des merles (« Longues phrases chantantes où l’on entendrait, presque, un accent italien : la conversation des merles à cinq heures du matin »), ou encore des silhouettes récurrentes du père disparu ou de l’ami en train de basculer dans Alzheimer, c’est toujours l’instant qui s’imprime dans le blanc.
Entre tous ces impromptus s’installe une complicité dessinant en filigrane un subtil art poétique. Grand promeneur et grand lecteur, le poète va par les chemins en compagnie des livres qu’une mémoire exceptionnelle lui garde en l’esprit. Le lire, c’est se promener avec lui sur une lande s’ouvrant sous les pas, jamais bornée, mais bordée d’amitiés poétiques qui s’appellent et se répondent les unes aux autres.
En chemin, Jacques Lèbre évoque ceux dont les écrits lui sont essentiels, André Frénaud, Alain Lévêque, Max Picard, Jacques Réda, Paul de Roux, Alain Tirouflet, W.G. Sebald, et tant d’autres, souhaitant demeurer dans cette ombre dont il a chanté, dans Le poète est sous l’escalier (Corti, 2021), les nécessités et les bienfaits, sous l’escalier, à l’image du Romain saint Alexis qui vécut dix-sept ans durant incognito dans ce renfoncement de la maison de ses parents : « La poésie aujourd’hui n’est peut-être plus exactement en avant (y compris d’elle-même), mais en deçà, avec des voix plus sourdes, plus basses, plus murmurantes que déclamatrices (Philippe Jaccottet). Comme si elle devait baisser la voix pour mieux attirer une écoute ? Elle n’avance plus dans l’éclat de ses affirmations qu’aujourd’hui on pourrait juger péremptoires tout en les admirant (Rimbaud, Claudel…). » Et plus loin : « Quand on sort du bois (publier un nouveau recueil par exemple), ce n’est jamais que pour y retourner. Il n’y a que là qu’on est bien, finalement. »
Son bagage, ce sont les livres amis, proches ou lointains, en compagnie desquels il avance et grâce auxquels il se maintient en vie dans cette communauté de hasards et de découvertes profondément lumineuse, à l’image de ces vols de passereaux qui se forment et se déforment dans le ciel à l’automne, y gravant d’éphémères compositions. Se profile un chemin, étayé par les citations dont la fonction essentielle est de désigner et de confirmer la voie ainsi ouverte, sa voie à lui : « Par expérience, je sais que bien souvent, presque toujours même, ce sont des citations (et parfois une seule) qui m’auront donné l’envie de lire un livre, bien plus que le commentaire autour. »
Une citation en appelant une autre, un embranchement signalant un nouveau chemin, ainsi va le lecteur-promeneur qu’est le poète, une confraternité intime s’établissant entre le livre et le lecteur dans une démarche de démultiplication et de recréation : « Un livre, un seul livre, c’est autant de livres que ce livre a de lecteurs. Ou, dit encore autrement, si un roman a trois cents lecteurs, ce sera trois cents fois un roman différent. C’est d’abord la grande chance du livre. Et c’est bien pour cela qu’aucun compte-rendu, aucune note de lecture, aucune chronique ne pourront jamais remplacer le livre lui-même qui, pour n’importe quel lecteur, sera toujours autre chose que ce qu’on en dit. » Il faut dire que Jacques Lèbre pratique l’acte de lire à sa manière, non en dilettante, mais en coureur cycliste : « Lire non pas confortablement assis dans un fauteuil mais penché sur le bureau comme sur le guidon d’un vélo ». Et c’est bien ainsi qu’on l’imagine à sa table.
De cet arc-en-ciel de lectures et de pensées, s’engendrant en un processus gigogne infini, on en vient à la poésie même, à son mystère : « Concrètement, il n’y a pas de poésie sans le poème, cet objet verbal posé sur la page. Mais la poésie c’est sans doute, dans le poème, ce qui sort du cadre du poème, ce qui le dépasse, le déborde. Et c’est d’abord, peut-être, le chemin qu’emprunte le lecteur. » Ce dépassement interne au poème fait que celui qui écrit ne saurait en aucun cas se prévaloir du statut de poète, Jacques Lèbre le rappelle avec vigueur en se référant à ceux qui l’ont précédé. À Henri Thomas : « Moi, je ne me dirai jamais poète. Je ne suis pas poète. Je l’ai peut-être été en écrivant quelques poèmes, mais après les avoir écrits, je n’étais plus qu’un type quelconque dans la rue. » Et à Paul de Roux, peut-être plus radical : « C’est la poésie qui vous tient par la main, le temps d’un poème. Le poète n’existe pas. Car il n’a aucun pouvoir sur la poésie. »
Aucun pouvoir, ni aucune anticipation, une poésie buissonnière : « Pendant le repas : “Vous avez des choses en préparation ?” Non, je n’ai rien en préparation. “Vous savez, il y a tellement de poètes qui ont des choses en préparation !” »
Au fil de ces pages, le lecteur se voit touché par ces notes, par la subtile architecture qui les lie les unes aux autres, parfois ponctuée d’un poème, où nulle vérité n’est assénée ; un tropisme naturel que rien ni personne ne vient forcer la laisse seulement sourdre. Un écho s’impose alors à l’esprit du lecteur : une citation d’un autre poète qui fut diplomate et secrétaire général de l’ONU, le Suédois Dag Hammarskjöld : « Ne pas peser sur la terre [1] ».
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Dag Hammarskjöld, Jalons, Le Félin, 2010.