La Russie ou les paradoxes de la puissance

Ukraine

La Russie est brusquement passée d’objet de fascination à une énigme difficilement déchiffrable et dont la guerre actuelle serait le seul miroir. Le caractère inopiné de ce changement de statut place les analystes dans une situation peu éloignée de celle qui était la leur à la fin de l’Union soviétique, avec une nuance de taille : la fin semblait peu prévisible, voire improbable, alors que la situation présente nous place comme spectateurs d’un changement à venir, mais dont on ignore les contours. Informations et outils technologiques ne manquent pas, tout est sur la table, mais rien n’indique quel sera l’élément – petite pierre ou détonation nucléaire – qui provoquera le basculement.


Anne de Tinguy, Le géant empêtré. La Russie et le monde de la fin de l’URSS à l’invasion de l’Ukraine. Perrin, 496 p., 26 €

Françoise Thom, Poutine ou l’obsession de la puissance. Édition augmentée. Le Rocher, 248 p., 7,90 €


Il s’agit donc de se munir d’instruments de précision plutôt que d’énoncer des vœux pieux. C’est le choix fait par Anne de Tinguy dans son dernier ouvrage, dont elle marque les bornes chronologiques – « De la fin de l’URSS à l’invasion de l’Ukraine » –, une guerre présente tout au long du document, donnant une autre signification à chacun des domaines abordés. Sont mises en lumière plusieurs bifurcations majeures dans l’histoire contemporaine de la Russie, documentant bon nombre d’idées reçues.

Anne de Tinguy, Françoise Thom : les paradoxes de la puissance

À Kaliningrad (2018) © Jean-Luc Bertini

L’ouvrage revient sur le début de démocratisation des années 1990, la fin de l’ère Gorbatchev avec la description minutieuse de l’impasse du système qui, selon l’auteure, « n’était pas réformable […], n’a pas résisté à la réconciliation avec l’Occident ». Elle n’hésite pas non plus à réinvestir cet « âge d’or » de la période Eltsine qui permit aux médias, aux libertés civiles et aux droits politiques de découvrir le pluralisme.

Un long développement est consacré à la dégradation progressive de l’outil militaire pour laquelle la guerre de 2008 en Géorgie servit d’alerte, contribuant à une défaite toute provisoire. La détérioration des relations entre les officiers et la troupe s’approfondit, tandis que les forces armées sont confrontées au problème démographique. Cette prédominance du facteur militaire, que les interventions en Syrie puis en Ukraine vont placer sur la scène internationale, deviendra une constante. L’auteure rappelle les mots de Svetlana Alexievitch lors de la remise du prix Nobel de littérature en 2015 : « Nous avons laissé passer la chance qui nous a été donnée dans les années 1990. En réponse à la question : “Que devons-nous être, un pays fort ou bien un pays digne où il fait bon vivre ?”, nous avons choisi la première option : un pays fort. Nous voilà revenus au temps de la force ».

Anne de Tinguy, Françoise Thom : les paradoxes de la puissance

L’approche d’Anne de Tinguy procède par cercles réguliers, ce qui lui permet de revenir en arrière, de préciser, de nuancer. La propagande devient une forme d’idéologie, utilise les mêmes arguments ou les retourne à volonté. Le perpétuel « appel à l’aide » justifie l’invasion de l’Afghanistan en 1979 ou le coup de main au Kazakhstan en janvier 2022. L’intervention en Syrie est officiellement légitimée par le souci de protéger « la souveraineté de l’État », souveraineté violée en Ukraine en 2014 en prétextant l’appel à l’aide des populations russophones du Donbass, puis en envahissant le pays en 2022. La guerre en Ukraine marque, selon l’auteure, « la fin de l’Empire russe ».

L’ouvrage répond au reproche souvent fait à l’Occident d’avoir sa part de responsabilité, en n’ayant pas soutenu la Russie au tournant des années 1990, une polémique qui refait surface avec la volonté de ne pas l’humilier. Pourtant, la Russie fut admise au Conseil de l’Europe en pleine guerre de Tchétchénie et associée un an plus tard au G7, qui devint alors passagèrement le G8. Voilà donc à la fois un livre d’histoire, mais surtout une gigantesque boite à outils dans laquelle on peut puiser selon les circonstances. On pense à La puissance pauvre, de Georges Sokoloff (Fayard, 1993), qui avait dès le titre annoncé la disproportion entre puissance et économie. Anne de Tinguy préfère parler d’un « géant empêtré », sans négliger aucun des deux termes : les atouts du géant et sa paralysie. Elle cherche ainsi moins à anticiper qu’à préparer les esprits, ou à réviser des raisonnements que l’on croyait bien affirmés à force d’être répétés.

Anne de Tinguy, Françoise Thom : les paradoxes de la puissance

Heureuse coïncidence, reparaît en poche l’ouvrage de Françoise Thom mis à jour et avec un changement de titre bien venu : « Poutine ou l’obsession de la puissance ». Il n’est effectivement plus question de « comprendre le poutinisme », mais plutôt de la façon dont la Russie pourrait tourner la page et de la question de savoir si elle resterait alors une Fédération. Le diagnostic de Françoise Thom constitue aussi une mise en garde adressée à l’Occident. Selon elle, la situation de la Russie après vingt ans de poutinisme est « pire encore que celle de 1991 après sept décennies de communisme ». Elle pointe les trois éléments clés de cette mise en échec : l’hypertrophie de la puissance, la disparité entre les provinces et la capitale, la paupérisation de la population. Trois axes dont on peut constater les méfaits.

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