Le football et la lutte sont sans doute les deux sports les plus importants du Sénégal ; et s’ils sont bien moins célèbres à l’international que les Lions, récents champions d’Afrique, les lutteurs, seuls au milieu de l’arène, sont tout autant des stars dans leur pays. Julien Bonhomme montre dans Le champion du quartier la façon dont ils puisent leur force auprès du collectif qui les entoure ; il souligne l’importance de leur soutien matériel, moral et mystique.
Julien Bonhomme, Le champion du quartier. Se faire un nom dans la lutte sénégalaise. Mimésis, coll. « Ethnologiques », 352 p., 26 €
J’avais attendu quatre heures dans l’immense stade Léopold Sédar Senghor de Dakar, plein comme un œuf de jeunes hommes enthousiastes, un combat annoncé pour 14 heures et qui était précédé de mouvements incompréhensibles, danses, défilés, douches de produits colorés, préparations étranges captivant toutes les attentions. Je me sentais seul à attendre un combat qui ne viendrait sans doute pas. Alors que l’arène était subjuguée par ces remue-ménages – échauffements, pourparlers, pauses bras en l’air, bousculades, chants, lâcher de poulets, objets enterrés –, je ne savais où loger mon attention. Les invités d’honneur étaient pourtant présents sur des gradins surélevés et abrités du soleil. Les caméras branchées tournaient déjà à plein régime. Les sponsors et les promoteurs circulaient avec leurs banderoles colorées. Et les demi-heures filaient, tout aussi obscures. Quelque chose se passait sans que j’en comprenne rien. J’allais me résoudre à quitter les lieux. L’étrangeté conduit parfois à la porte. Lorsque soudain un combat sort de terre, prise de bras, mains tapotant la tête baissée de l’adversaire, cheville prise, coup de genou, accroche sur reins : un homme est arraché du sol et tombe sur le dos. 37 secondes. Battu. L’affaire est close. Aucun applaudissement. Tout ça pour ça ? Tout juste une escarmouche. Les danses reprennent. Des invectives pleuvent, des gestes menaçants circulent. L’arène se vide en une grosse bousculade. Je suis vidé d’incompréhension. Quatre heures impénétrables, c’est si long. Et si ce n’était pas le corps-à-corps qui était l’objet de cette lutte sénégalaise ?
L’ouvrage de Julien Bonhomme tombe à pic. Enfin j’accède à une saisie ethnographique dense, une véritable étude de plusieurs années au sein des collectifs et des familles de lutteurs pour éclairer ce point final, ce jour où culminent toutes les forces travaillées pour la réputation de son héros. Car l’auteur campe une tout autre arène, bien plus large, inscrite dans l’année qui s’est écoulée, dans les villages des deux combattants, les réseaux de préparations mystico-affairistes qui conduiront à cet après-midi de magie-sorcellerie. Il s’agit bien d’appréhender une scène sociale au sens fort, un espace-temps qui transporte des hommes, une écurie de lutteurs sur les plages d’entrainements, sa famille élargie, son quartier et son village d’origine, une coalition de supporters, de vieux détenteurs de savoir magico-religieux, des marabouts qui feront barrage au mal destructeur. Le fond de scène se passe dans les sociabilités de rue, les réseaux d’activités de réparation automobile ou de fabrique de meubles, où chacun va contribuer économiquement à soutenir « notre champion », car « un bon lutteur doit avoir un ventre bien nourri » afin de rehausser la réputation des métiers. Chaque jour, des centaines de jeunes travailleurs s’entrainent inlassablement sur les plages de Dakar, « cherchant de la force » à lui retransmettre, « prenant du poids » pour monter dans la carrière des prétendants et accroître la popularité de la rue.
Le combat de 37 secondes n’est rien à côté de cette montée en puissance des forces qui, cumulées les unes aux autres, lèveront haut la réputation du héros dont tout le collectif est responsable. La lutte est plus qu’un sport, plus qu’un règlement corporel, plus qu’une institution d’enregistrement d’exploits, plus que du muscle, plus que de la ruse. Il est le point ultime d’une année de concentration de puissance d’agir ! Mes quatre heures d’aveuglement portaient cette mobilisation d’efforts, des mois durant, pour augmenter les forces qui débordent totalement « la lutte » de quelques secondes.
Ainsi, Julien Bonhomme nous explique tout ce travail réputationnel fabriqué par le lutteur, son entourage, son quartier, son terroir d’origine, son appartenance ethnique, qui constitue le creuset des solidarités pour le protéger et le soutenir. C’est l’aboutissement d’une guerre en somme, une guerre entre quartiers qui s’affrontent mais cette fois à travers chants, entrainement, argent, prières, force agonistique de l’astrologie, numérologie, géomancie ; bref, tout un soutien mystique « à distance » qui dramatise le combat programmé si longtemps à l’avance. De Casamance à la Guinée ou au Mali, les marabouts les plus renommés viennent s’associer aux vieux du village qui, par exemple, tremperont un chat dans une calebasse d’eau, dont le combattant s’aspergera afin qu’il retombe sur ses jambes – comme un chat – en cas de difficulté.
La préparation mystique est une sorte de sorcellerie légitime inédite à l’échelle de la société sénégalaise, nous dit l’auteur. Parce que ces préparations sont autorisées par le règlement officiel, les instances sportives les encadrent bon an mal an, constatant que le combat est repoussé des heures durant et laissant place aux rivalités, menaces, gestes de provocation et prières en tout genre. Reconnue comme un sport national, la lutte – contrairement au football – consacre (ou supporte) ce registre de la magie au grand dam des entraîneurs sportifs. Et pourtant, le langage de la sorcellerie sert à plier les rivalités sourdes, les conflits, les disputes qui minent de l’intérieur le collectif.
Rattachement et affiliation, adoption et recherche de cohésion, incorporation et action partagée, on peut dire que l’échelle et l’intensité des mobilisations constituent un ciment incroyable du sentiment d’appartenance. Tous ces préparatifs des mois durant ont une efficacité redoutable dans la fabrique du « nous ». Chacun devra travailler dans l’ombre pour obtenir des ralliements, des financements, des marabouts efficaces, des bénédictions, des mères qui ouvrent la voie en surveillant leur lutteur, des femmes qui veillent à la nourriture par crainte d’un empoisonnement mystique. Tout est surveillé ; chaque geste épié ; chaque maison guettée. C’est cette vigilance extrême qui fait monter les barrières du quartier, dramatise le moindre événement qui pourrait ruiner l’entreprise de « mise en puissance » symbolique du lutteur. L’objectif ? Que le lutteur ne s’appartienne plus, au point que le résultat du combat revienne à l’ensemble de la communauté du combattant.
Cette intensité d’action mystique, cette fable qui ne cesse de s’énoncer dans le délitement des institutions, leur équivoque, l’infinie pluralité de leurs significations, nous rapprochent des analyses de Michel de Certeau, qui n’est pas convoqué par l’auteur. Sur ces forces tapies au fond de la vie collective, La fable mystique (1982) nous éclairerait pourtant sur ces « paroles du corps ». Elle prolongerait cette analyse de la mystique comme champ critique d’écoute, espace de travail et dispositifs sociaux de production et de circulation de sens, modalité de communication autre, subversion infinitésimale.