La fabrique des sans-papiers

Dans le contexte d’une réforme – une de plus – du droit des étrangers marquée par une forte régression des droits, le livre de Nejma Brahim fait œuvre utile. 2 € de l’heure donne la parole à celles et ceux, sans papiers, exerçant avec professionnalisme et rigueur des métiers délaissés. La journaliste à Mediapart y raconte leurs attentes, leurs espoirs et leurs combats.

Nejma Brahim | 2 € de l’heure. La face cachée de l’« intégration » à la française . Seuil, 224 p., 19 €

Pendant deux ans, Nejma Brahim est allée à la rencontre de travailleurs et de travailleuses sans papiers, et des personnes qui les accompagnent dans leur trajectoire chaotique, marqué par le déni de droits : non-respect de la réglementation sur le droit du travail (au moins d’un pan de celle-ci, notamment la législation ayant trait aux heures supplémentaires), absence de protection sociale (sauf l’aide médicale de l’État pour celles et ceux qui n’y renoncent pas), impossibilité d’accéder à un hébergement durable… Et pourtant, Sara, Moussa, Sabine, Yao ou encore Eldhose sont investis dans leur travail, participent à la vie sociale de leur commune ou de leur quartier, construisent des liens familiaux et amicaux en France. Bref, ils font montre d’une intégration qui devrait leur ouvrir les voies de la régularisation. La réalité est tout autre : elle est cruelle, inhumaine et hypocrite.

La journaliste s’appuie sur ces histoires de vie et de labeur pour dénoncer la politique menée à l’endroit des personnes migrantes et exilées et les pratiques administratives qui la servent. Elle nous fait entrer au cœur du système politico-économique en place, qui renvoie ces personnes en situation administrative irrégulière vers des secteurs professionnels peinant à recruter depuis des années : la restauration, le service aux personnes, le bâtiment et les travaux publics, la propreté, la santé, ou encore l’agriculture. La logique de survie dans laquelle ils et elles se retrouvent les contraint à accepter n’importe quelles conditions de travail et de rémunération.

Toutes les personnes ne sont pas logées à la même enseigne : certains travaillent en étant déclarés « sous alias » (avec le vrai titre de séjour d’un autre qui le leur loue contre rétribution ou le leur prête), ce qui leur permet d’accumuler des bulletins de salaire indispensables pour leurs démarches futures ; d’autres, également déclarés, ont été engagés avec un statut qu’ils ont perdu et/ou que l ‘administration leur a fait perdre brutalement ; les plus mal lotis sont rétribués de la main à la main de quelques euros, le plus souvent en fonction de la tâche accomplie, attendant sur les parkings de certaines enseignes ou près de chantiers qu’on les sollicite. Mais tous et toutes vivent les mêmes craintes, celles de l’interpellation par la police et de l’obligation de quitter le territoire français, de devoir repartir en abandonnant la nouvelle vie qu’ils et elles tentent de construire. Malgré les obstacles posés sur leur route, partir de façon forcée serait pire que de survivre ici. Les sommes d’argent transférées de France permettent aux familles restées au pays de mieux s’en sortir. Et pour certain.e.s, le retour est impossible pour des questions de sécurité.

Nejma Brahim 2€ de l'heure
Chantier à la Gare d’Austerlitz © Jean-Luc Bertini

La précarité administrative des sans-papiers les expose au bon vouloir des employeurs : leur droit de vivre et de demeurer en France dépend du fameux formulaire CERFA, support indispensable d’une demande d’autorisation de travail, placé entre les mains patronales. Ou bien le patron ignore la situation irrégulière de son ou sa salariée ou fait comme si, et dans ce cas il y a la crainte d’être découvert. Le salarié, seul, hésitera à « sortir du bois » et à solliciter de l’employeur qu’il l’accompagne dans une procédure de régularisation. À tout le moins tant qu’il n’a pas cumulé assez de fiches de paie et de temps de présence sur le territoire français pour apparaître comme un candidat sérieux pour l’obtention d’un titre. Ou bien l’employeur sait que la personne recrutée n’est pas autorisée à travailler en France – ou a perdu ce droit –, et alors il peut profiter de la situation. Il peut y être indifférent. Comme il peut aussi – le livre nous donne l’exemple de Rachid, un « patron qui leur veut du bien » – vouloir simplement aider des sans-papiers à s’en sortir et intervenir par altruisme.

Le livre montre, s’il en était besoin, combien ces salariés étrangers sont indispensables dans les secteurs bien identifiés pour exercer des métiers où les difficultés de recrutement sont manifestes. Moussa, Sara et les autres ne sont pas seulement là parce que la majorité des travailleurs désertent lesdits métiers. Nejma Brahim rend compte de leur fierté à bien réaliser les tâches confiées, de leur implication et d leur motivation à bien faire. Elle n’obère pas pour autant les difficultés que les sans-papiers rencontrent du fait de la pénibilité des travaux attribués et des risques professionnels auxquels ils et elles sont exposés : chutes sur les chantiers pouvant conduire à des accidents du travail mortels, horaires atypiques et démentiels, port de charges lourdes, risques psychosociaux… Il est constant que ces personnes sont surexposés aux risques d’accident et de maladie.

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Des papiers, ces travailleuses et travailleurs de l’ombre en ont beaucoup ; les personnes prennent le soin de les classer pour répondre scrupuleusement aux exigences préfectorales, en particulier lorsqu’il s’agit de bâtir un dossier en vue de leur « admission exceptionnelle au séjour » (AES) par le travail. Si la loi encadre ce dispositif et la circulaire Valls du 28 novembre 2012 censée homogénéiser les pratiques, le livre rappelle combien ces dernières varient d’une préfecture à l’autre et – pire – comment les queues devant les bâtiments ont été remplacées par des files d’attente numériques où la simple prise de rendez-vous nécessite trop souvent le recours à un avocat, sans oublier l’absence de réponse, les délivrances tardives de titre ou encore les documents réclamés sans support textuel. La dématérialisation, saluée comme une innovation et une simplification attendue, continue de faire des ravages, et les victimes sont ici parmi les publics les plus fragiles. Force est de parler, comme le fait l’auteure, de maltraitance et de violences institutionnelles pour décrire le vécu des personnes concernées. Même si le phénomène n’est pas nouveau, la mise en œuvre du CESEDA (Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile) produit elle-même des situations irrégulières. Une machine redoutable, bien rodée, à fabriquer des sans papiers, toujours et encore, qui viennent remplacer les quelques milliers de personnes régularisées au compte-goutte par an dans le cadre dédié de l’AES en raison de l’exercice d’une activité salariée sur le sol français (pendant longtemps, on comptait autour de 7 000 AES au titre du travail ; en 2021, leur nombre est passé à 8 719 pour atteindre 10 774 en 2022). Les titres ainsi octroyés ne représentent que 3 % de l’ensemble des cartes de séjour délivrées.

L’ouvrage de Nejma Brahim contribue à sortir de l’invisibilité ces hommes et ces femmes condamnées à se cacher et à se taire, tandis que les autorités publiques leur refusent toute existence, et même pire. Les sans-papiers sont instrumentalisés par une part croissante de la classe politique. Ils sont désignés comme la cause de bien des maux, ils contribueraient à l’insécurité, violeraient les principes de la République ou encore seraient seulement attirés par l’eldorado que représente notre système de protection sociale. On est loin, très loin de tout cela, en lisant ce que Sabine, Yao, Moussa, Sara, Hajer, Eldhose et Elgi ont à nous dire.


Professeur de droit privé à l’Université Sorbonne Paris Nord, Nathalie Ferré est présidente honoraire du Groupe d’information et de soutien aux immigré-e-s (GISTI) et participe régulièrement à sa revue, Plein droit. Elle est également directrice adjointe de l’Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux (IRIS).