Superficiellement, Le cœur ne cède pas se donne comme un gros livre de 900 pages. Tout comme l’était chacun des deux tomes du Dossier M, publiés respectivement en 2017 et 2018. En trois volumes, Grégoire Bouillier développe et promène dans le paysage littéraire une forme singulière et de prime abord monstrueuse : une vaste accumulation de pièces à conviction, traversée par des flux de parole.
Grégoire Bouillier, Le cœur ne cède pas. Flammarion, 912 p., 26 €
Depuis quelques années, Grégoire Bouillier compile, compose et monte des dossiers. À la différence de leurs cousins des archives ou des administrations, ces dossiers littéraires ne se contentent pas de rapporter des faits. Ils les commentent et les comparent, dans tous les sens et dans un même mouvement, brisant par ce geste la linéarité du récit et la frontalité du rapport. Le Dossier M se confrontait à une histoire d’amour électrique, et à ses multiples conséquences sur le narrateur qui se découvrait à la fois sujet et objet de l’enquête. On retrouve à peu près le même dispositif dans Le cœur ne cède pas, sauf qu’ici le dossier épouse les contours d’une enquête au sens strict.
Grégoire Bouillier y expose les détails d’un fait divers réel : la mort, par inanition volontaire et à soixante-quatre ans, de Marcelle Pichon. Au mitan des années 1980, le corps de cette ancienne mannequin d’une grande maison de couture est retrouvé dix mois après sa mort dans les quelques mètres carrés de son dernier logis parisien. Marcelle Pichon s’est suicidée par la faim, elle s’est livrée volontairement à de longs mois d’agonie. L’affaire, qui fit à l’époque grand bruit, déclenche une foule de questions. Elle se resserre d’un tour d’écrou supplémentaire si l’on ajoute une information capitale : Marcelle Pichon a tenu un journal de son auto-mise à mort. Sur l’une des pages de ce cahier, elle formule une inquiétante imprécation : « Malédiction sur ce monde pourri ! » Et sur une autre, elle note : « Le cœur ne cède pas. » Ce journal de la faim allume l’imagination du narrateur qui se lance à sa recherche. Il pense tenir avec lui un objet littéraire digne de Sade ou de Georges Bataille, la « définition même de la mélancolie », une « virtuose de la faim » kafkaïenne, ou encore une preuve vivante de « la mort qui en nous besogne et prospère ». Le cas Pichon porte en lui quelque chose de littéraire.
Sur les traces de la vie de Marcelle Pichon, Grégoire Bouillier dépêche un détective privé, et fictif, surnommé « Bmore », soit la contraction de « G.B. Baltimore ». Bmore est à la fois l’employé de l’écrivain et son avatar à peine déguisé sous un simple imperméable « couleur mastic ». Successeur de Columbo, il est secondé dans son enquête par Penny, une jeune femme atteinte d’un drôle de trouble du langage qui lui fait employer le démonstratif « celle-ci » à la place du pronom « je », manière de dire que celle-ci est une autre.
Ces deux piliers comiques de l’agence « Bmore & Investigations » réassemblent les morceaux de la vie (et de la mort) de Marcelle Pichon. Tâche ardue qui épuise parfois Bmore : « J’avais choisi le pire fait divers possible. » En effet, la biographie de Marcelle Pichon ressemble à un puzzle dont on aurait jeté la plupart des pièces par-dessus bord. On ignore presque tout de cette vie criblée de blancs. À chaque indice découvert, l’agence met en branle un carrousel d’hypothèses tragiques, fantasques, romanesques, crapuleuses ou lumineuses, mais souvent fictives. L’enquête déplie ainsi des dizaines de départs de romans, et elle nous fait entrer dans des cercles très divers : des paysans berrichons du XIXe siècle, des coiffeurs parisiens, l’histoire de l’indépendance tunisienne, ou le Paris occupé. Bmore et Penny construisent, pièce après pièce, le dossier Marcelle qui prend aussi une forme plastique : un mur constellé de photos, d’articles, de plans, de noms et de dates. Un tableau qui tient à la fois de l’œuvre dada et de la carte d’un complot imaginaire.
Dans leur travail, les enquêteurs déploient tout un arsenal de savoirs, des plus classiques (histoire, géographie) aux plus ésotériques (radiesthésie, voyance), en n’oubliant pas le savoir-faire artistique (dessin, écriture). Pour eux, « Marcelle-Pichon » devient presque une matière en soi, quelque chose comme une « marcellologie ». Le dossier M.P. pousse, digresse, progresse, et nous embarque avec lui, faisant assez vite oublier le numéro des pages. La vie reconstituée de Marcelle s’épaissit jusqu’à devenir aussi imposante et évanescente que le cachalot blanc qui enflamme l’imagination du capitaine Achab. À la fois imposante et évanescente, car le dossier n’enterre pas le mystère de cette mort sous un déluge de mots. Comme s’y employèrent des journalistes qui, en 1985, ont perçu dans ce fait divers, facilement et en chœur, une tragédie de la « solitude » contemporaine, au grand dam de Bmore. Au contraire, le dossier maintient une pulsation autour de la vie de Marcelle : « Marcelle n’était pas le sujet de notre enquête […] il ne s’agissait que d’une chose : transformer l’impossible désir de savoir qui était Marcelle Pichon en possible désir d’écrire sur elle ». Le dossier devient alors, au-delà du sujet que son récit rapporte, un livre qui tient tout seul.
Livre après livre, Grégoire Bouillier développe et éprouve une idée sensible. On pourrait – très succinctement – la résumer ainsi : cette chose que l’on appelle « la réalité » (ou « la vie ») possède davantage d’imagination que la fiction. Les événements qui arrivent, pour peu que l’on y prête une juste attention, sont plus retors, plus romanesques et plus intéressants que la moindre des fictions composées par un romancier professionnel. Cette idée rend tout simplement caduque la possibilité – et le désir même – d’écrire un roman.
Car « la vie », plus imaginative que les fictions littéraires qui la racontent, sait mettre en œuvre ses propres effets, assez proches des plot twists (retournements d’intrigue) de la dramaturgie sérielle. Et la vie de Marcelle regorge de twists – attention : spoilers légers –, notamment l’emplacement original de sa tombe. Ou, plus tard, quand un dossier de la CIA révèle à Bmore les activités torves de certaines maisons de haute couture sous l’Occupation. Plus tard encore, le privé découvre que la photo de Marcelle n’est pas celle de qui l’on croit… Ces retournements opèrent sur le principe de la lettre volée de Poe : une vérité qu’on avait sous les yeux depuis le début nous explose soudain à la figure, dans un feu d’artifice révélateur qui ouvre des trappes de joie chez l’enquêteur.
Mais le cas Pichon fait plus qu’emprunter des tours et détours à la HBO. Il apporte une nouvelle dimension à cette hypothèse du réel-comme-fiction : la poésie. Certains faits de la vie de Marcelle tracent des coïncidences et des correspondances poétiques. La vie a son « génie » qui trouve dans le livre une image tirée d’un poème : « l’oiseau bleu ». Bouillier l’emprunte à un vers de Charles Bukowski : « There’s a blue bird in my heart that wants to get out » / « Il y a un oiseau bleu dans mon cœur qui cherche à sortir. » L’oiseau bleu est l’autre nom de ce travail poétique du réel, l’autre nom d’une « joie de vivre qui sait la saloperie sociale et qui sait le tragique de l’existence ». Le dossier formule alors dans de belles pages l’hypothèse d’une joie malgré tout. L’itinéraire de Marcelle, suicidée de la société, recouvrirait le récit d’une mise à mort de l’oiseau bleu en elle. « L’histoire, elle retient les drames, les catastrophes, les charognes, jusqu’à faire croire que les drames et les catastrophes et les charognes sont ses moteurs ». Le cœur ne cède pas ébauche alors les contours d’une histoire, tue et secrète, d’une joie qui demeurerait.
Penser le réel comme une fiction ne condamne pas pour autant l’auteur du dossier à une plate reproduction du réel. Au contraire. Une instance persiste et nous conduit tout au long des pages du Cœur ne cède pas : la voix du narrateur. Elle ressemble à celle du dossier M. Canaille, elle n’hésite pas à effondrer le quatrième mur du livre, à percer la page, à se retourner pour nous interpeller directement, à nous demander si tout le monde suit. Le narrateur des dossiers se situe à l’opposé d’une neutralité blanche et froide, il s’autorise à interrompre le cours de sa pensée, à rire, à nous manipuler ouvertement, à jouer au jeu des exergues, à nous saouler parfois, à nous perdre, et à nous reprendre. Plutôt rare dans le paysage littéraire, cette oralité écrite convoque le spectre des origines comiques du roman (celui du Tristram Shandy de Laurence Sterne) et installe aussi des dispositifs d’avant-garde : montages, collages, dialectique du texte et de l’image.
L’aspect décousu de la forme dossier n’est qu’une apparence. Elle cache une architecture complexe, des changements de locuteurs, des chapitres passés à la trappe, et des motifs dans le tapis. Cette voix omniprésente répond dans le livre à une urgence éthique. « Quiconque ne se met pas dans le tableau raconte n’importe quoi », écrit Bouillier (ou Bmore, à ce stade les distinctions n’opèrent plus). Le tableau, le dossier, le mur des pièces à conviction, doit, pour être complet, intégrer dans son épaisseur même le regard de celui qui l’a composé. Il importe de voir l’écrivain dans le livre, le réalisateur dans le film (comme Pialat dans À nos amours), le metteur en scène dans la scénographie, et la bête dans la jungle.