Chine : un étrange mondovino

Château Pékin, de Boris Pétric, vient préciser un film de 2018 et se situe au carrefour du reportage et de l’anthropologie. Il montre les nouveaux usages du vin et ses conséquences dans la vie des Chinois, apprentis œnophiles qui supposent chic ce nectar parce qu’occidental et initialement cher. Les nouveaux promus du régime en ont fait un signe de distinction ; ils voient dans sa dégustation un savoir-être qui sanctionne une curiosité mondialisée. Une série télévisée a ainsi rendu culte la réplique d’un soupirant, commandant au restaurant « un Château Lafite ou rien » (prononcé « Lafeï », d’une manière présumée anglaise).


Boris Pétric, Château Pékin. La France, le vin, la Chine. Le Bruit du monde, 304 p., 21 €


En Chine, où tout peut se réaliser à une échelle gigantesque, des entreprises folles se sont développées. Folles pour les lecteurs, qui resteront pantois devant ces récits de vignobles construits en quatre ans sur des terrasses faites à la pelleteuse, mais pas pour les acteurs français qui les accompagnent, ces « vignerons volants » (« flying winemakers ») démiurgiques, ni pour l’auteur de Château Pékin. La France, le vin, la Chine, Boris Pétric, qui entend garder la neutralité de l’observateur (encore que, né à Cahors, il semble savoir ce qu’on doit aux terroirs).

Château Pékin. La France, le vin, la Chine, de Boris Pétric

Le terroir, parlons-en : le vin chinois nait souvent sur des terres rapportées et largement enrichies. La science fait le reste : l’expérimentation est devenue coutumière dans une agriculture aux hormones qui produit des haricots d’un mètre de long. Et les maitres de chais peinent à contrôler exactement ce qui entre dans leurs cuves. On parle de faire du qualitatif, mais le processus est industriel, l’échelle aussi ; la division du travail règne.

Le régime permet de déménager à volonté les petits paysans jusque-là payés selon leur production, et l’armée, depuis que la Chine populaire existe, garde la main sur les minorités frontalières qu’elle prétend développer et enrichir. Quand de hautes protections permettent des pratiques autoritaires devant lesquelles tout s’incline, la seule langue possible est celle de l’éloge et de l’acquiescement. Ces phénomènes massifs et radicaux dans leurs applications locales ne sont pas que des processus récents : ils sont le parfait reflet de la Chine contemporaine autant que le symptôme de notre monde globalisé.

L’ethnologue Boris Pétric voulait initialement travailler sur des sociétés asiatiques post-soviétiques, les Ouïghours et les Kirghizes. Mais le terrain était miné ; il a tout de même eu le temps de déceler que des pratiques de travail plus ou moins forcé étaient parfois liées à la réinvention du travail de la vigne, singularisé par l’enfouissement hivernal des ceps pour remédier aux froids quasi sibériens de cette ancienne limite de diffusion de la vigne. Il a retrouvé l’affaire en pays Hui, dans la région du Ningxia, en Mongolie intérieure et dans le Xinjiang, qui recense près de 55 000 hectares de vignes – en 2017, la région n’en comptait que 33 000.

Château Pékin. La France, le vin, la Chine, de Boris Pétric

Des visiteurs au Vinexpo Asia Pacific 2008, à Hong Kong © CC2.0/VinoFamily

Sur ces frontières, ce sont les entreprises militaires qui sont à l’œuvre et coordonnent grands travaux et projets planifiés. Passent pour petits des passionnés, comme Emma Gao et son époux Thierry Courtade, venu du Médoc. Ils ont obtenu 200 hectares sur un « couloir de vigne », près d’une petite ville passée de 300 000 à trois millions d’habitants. Devant la croissance urbaine, ils devaient être expulsés, mais, enracinés, ils ont résisté et pu garder leur vignoble, une conquête familiale, quitte à accepter de se transformer en musée public sur la culture du vin. C’est à une tout autre échelle que travaille le Shandong, région tournée vers la mer et qui fut liée au monde entier. Les expérimentations actuelles y reviennent après avoir essayé le Hebei, à l’ouest de Pékin, et la Mongolie intérieure.

Ce qui épate, c’est de voir comment, en vingt ans, la Chine s’est transformée en « Wine Global Hub » à partir de, et donc dans la complémentarité ou dans l’entente avec, Hong Kong. Premier secrétaire de l’administration de la ville de 2007 à 2011, Henry Tang y a créé un « Alcatraz du vin » capable de stocker convenablement deux millions de caisses de vins fins ; certains groupes en gèrent 300 000. Avant d’échouer en mer de Chine méridionale, ces bouteilles de prestige étaient confiées à Londres. Désormais, des conditions privilégiées et des celliers privés sont prévus en Chine continentale pour les clients particuliers, qui affichent leurs bouteilles dans leurs maisons. Le service, l’ostentation de savoir-faire et l’adaptation aux besoins émergents se côtoient, s’imbriquent, se confortent.

Rien ne parait impossible quand le fondateur d’Alibaba, Jack Ma, prétend s’investir dans la « lutte contre la pauvreté » ou lorsqu’un industriel du charbon se lance dans la reconversion verte du pays dans la vigne et par le vin. En réalité, il s’agit de travail sur le vivant et la nature. La biologie prévaut sur l’écologie. On conçoit le pessimisme des négociants français : d’un côté, le COVID-19 a ralenti le commerce mondial en période d’engorgement des stocks ; de l’autre, les nouvelles sociétés chinoises entendent bien contrôler l’importation en Chine, et ainsi se substituer aux acteurs historiques.

Au fil des manifestations bordelaises de Vinexpo qui ont maintenant lieu une année sur deux à Hong Kong, Boris Pétric a rencontré divers acteurs français du vin chinois. Il nous fait pénétrer dans un monde qui tient du village Potemkine autant que du capitalisme démultiplié par la fluidité du capital et la rapide circulation des hommes. Certes, il faut avoir des protecteurs dans le système chinois et ceux-ci peuvent disparaitre du jour au lendemain. Ce qui n’empêche pas nombre de dirigeants de sociétés de faire de grosses fortunes avant de changer de créneau.

Château Pékin. La France, le vin, la Chine, de Boris Pétric

Le chef sommelier du restaurant « Le Clarence » © Jean-Luc Bertini

Un exemple. Dynasty, un label chinois en joint-venture avec la maison de Cognac Rémy-Martin, qui a connu une redoutable expansion, producteur d’un « vin de marque » issu de raisins venus d’un peu partout, produisait 50 millions de bouteilles avant d’être liquidé sur le marché boursier hongkongais. Son patron a fait construire un château dans le goût de celui de Montaigne, maintenant au cœur de gratte-ciels. Quand les villes s’étendent, la vigne est expédiée ailleurs, ne laissant place qu’à un œnotourisme attractif par ses chais à l’européenne – encore que l’on montre ostensiblement les copeaux qui feront le boisé, soigneusement dissimulés chez nous. Mais le château n’est qu’une vitrine, les salons se louent, avec copies de tableaux de maitres, Delacroix ou Géricault. À croire que la France se réduit à la galerie XIXe siècle du Louvre, celle qui mène à la Joconde ! Ces compositions font les délices des promeneurs venus de Pékin qui respirent un air d’Europe, un dépaysement assimilé à un temps de pause et de bonheur.

Quant aux raisins des vins d’assemblage, ils arrivent en 48 heures par camion. Depuis l’an 2000, des vignobles sont achetés dans le monde entier par de riches Chinois. Ils constituent des variables d’ajustement en cas de tension sur la demande, ils permettent de s’introduire dans les échanges mondiaux. La vigne a autorisé de fulgurantes ascensions capitalistiques. Certains personnages ont disposé de ressources qui paraissent sans limite. Les vins d’assemblage sont le fruit de nouveaux riches qui investissent industriellement tout en gardant une façade à taille humaine pour prétendre faire de la qualité.

On est tour à tour effaré et amusé, terrifié et, au fond, très peu scandalisé par cet ultra-libéralisme autoritaire. Le vin, qui paraissait immuablement empirique et humaniste, ne saurait y échapper. C’est d’abord la volonté de sortir la Chine de son autarcie qui a offert dès 1976 des ouvertures au commerce du vin. Pour moins importer, les Chinois se lancent dans la production dès les années 1990. Depuis, on tente de respecter les directives : de la qualité (il faut faire aussi bien que l’Occident) et moins de trafic – fini les bouteilles falsifiées !

La bataille pour la qualité du vin chinois s’est engagée en 2012. Une certaine madame Li se targue d’employer les meilleurs spécialistes pour arriver aux meilleurs résultats. Les passeurs culturels sont, eux, des gens du vin et de l’œnologie française qui ont eu l’occasion inopinée de travailler sur place et s’enthousiasment des expériences possibles. Tous pourraient s’écrier comme l’un d’eux : « Le Médoc, c’est fini, tout est bloqué, ici tout explose ». Venus de Champagne, nés en Anjou ou dans le Midi viticole, sommeliers ou employés de domaines, tous étaient dans l’impossibilité de s’installer en France vu le coût des vignobles. Leur chemin de Damas est passé par Hong Kong ou Shanghai. Diverses maisons de vin ou de spiritueux ont aussi trempé dans l’affaire.

Château Pékin. La France, le vin, la Chine, de Boris Pétric

On n’évoque donc que par contraste les échec du Midi rouge et de ses coopératives, la stérile bataille pour vendre à plus grande échelle, la reconversion vers une problématique qualité quand, de toute façon, la population française a drastiquement réduit sa consommation et que le vin n’est plus une boisson de soif. Le Languedoc a perdu, passant de mille coopératives en 1945 à moins de 200 aujourd’hui ; mais la tentation de l’or rouge perdure, ses relais sont ailleurs et ils restent internationaux : vendre du vin, c’est toujours vendre du bonheur, dit avec autorité Jack Ma.

Lorsqu’on lit qu’un Chinois, ancien professeur d’anglais devenu grande fortune, rachète un château du Libournais à un Anglais retraité de la City, quand d’autres Chinois abandonnent le leur ou l’offrent à quelque compatriote, on se dit que le système des cadeaux et des protections est bien opaque en Chine. Ce système tient à des réalités socio-économiques où le poids des consignes politiques subsiste, où le vin joue somme toute un rôle secondaire : le très puissant monsieur Chen continue de sceller ses alliances avec le redoutable baiju, l’alcool de riz, la boisson traditionnelle qui renforce les liens d’amitié au fil de noires beuveries.

Tout est rapide et démesuré dans le XXIe siècle du vin chinois. On sait gré à Boris Pétric d’en dire une étape. Chacun révisera ses certitudes sur ce qui fait le geste du vigneron en situation mondialisée, forte d’infrastructures politiques, financières et culturelles inédites. Ce monde parle plus souvent de pelleteuses que de sécateurs.

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