Le mobile immobile

Dans un surprenant polar métaphysique, Maurice Mourier reprend les questions de Lafcadio dans Les caves du Vatican : qu’est-ce qu’un acte gratuit ? Qu’est-ce qu’un crime immotivé ? Alors que chez Gide la liberté radicale pouvait encore constituer un mobile, dans l’univers immobilisé de Temps morts il semble qu’il n’y en ait plus. Le roman est alors l’occasion d’une vertigineuse méditation sur le temps et sur les sombres temps.


Maurice Mourier, Temps morts. PhB éditions, 230 p., 14 €


« Un crime immotivé, quel embarras pour la police ! », se disait Lafcadio avant de balancer Fleurissoire. Nous étions au début du XXe siècle et son geste était encore de ceux qui faisaient couler beaucoup d’encre. Chez Maurice Mourier, même si les trois chapitres qui composent l’histoire ont pour titres les trois segments d’une seule phrase, « Et ceci se passait dans des temps si anciens… qu’on en a perdu… même le souvenir », nous sommes à la fin du même siècle, donc plus près du nôtre, mais dans un monde autrement plus brutal et vide de sens. La police reste aussi embarrassée qu’autrefois, mais le personnage du criminel ne donne aucune explication à ses gestes – il ne commet pas un mais trois actes gratuits –, n’invite pas à réfléchir sur la liberté et l’action, sur l’absurde et la souveraineté. Ses crimes sont spectaculaires, parfaitement orchestrés, réalisés à la perfection, et au motif de l’acte gratuit s’ajoute celui du crime parfait. Ils font la une des journaux et promettent la peine capitale à leur auteur. Mais dans l’époque où ils sont commis, tout cela n’a plus aucune espèce d’importance. Tout est pris dans une boucle, dans un temps immobile qui rend vaine toute recherche de mobile.

Car le personnage principal n’est ni Céléstin Cointet – l’homme aux trois crimes parfaits –, ni Claire, sa jeune amante qui cherche à le sauver, ni le commissaire Poise qui s’en tient aux faits, interloqué, ni le couple haut en couleur formé par l’avocat de la défense et le procureur, étrangement réunis dans la même visée. Non, le personnage principal du roman, c’est le temps. Tout commence par le pot de départ, dans une entreprise on ne peut plus banale, d’un personnage qui, ayant reçu un petit héritage, décide de partir en retraite anticipée, de se donner le temps. Cela débute exactement comme Le solitaire de Ionesco. Mais l’homme va vite se rendre compte que ce temps, il s’agit de le tuer, de tuer le temps et de tuer pour tuer le temps. Rarement l’expression n’avait fait l’objet d’un traitement romanesque aussi complet, aussi dramaturgique et aussi réfléchi. Avoir tout le temps, c’est finalement n’en avoir plus. Sans espoir, sans but, sans progression, sans horloge idéologique, affective, ou autre, sans révolution : une métaphore de l’époque où toutes les explications se valent et où, dès lors, on ne cherche plus d’explication.

Temps morts, de Maurice Mourier : le mobile immobile

Maurice Mourier © Tristan Felix

La force du roman tient à deux choses. D’abord de faire de ce temps mort un moteur formel : l’intrigue ne se déploie pas dans un ordre linéaire qui serait celui chronologique d’une histoire. Elle procède par retours en arrière, arrêts brusques et embardées, ce qui crée de l’inquiétude, du suspense et fait fonctionner aussi le livre comme polar. Ensuite, le trouble que fait naître le texte en nous tient à la confrontation de ce temps mort ou immobile avec le temps de la nature qui semble receler des puissances et des réserves habitables trop méconnues de nous mais qui font l’objet de descriptions très précises, parfois presque inquiétantes car donnant à cette nature un rythme propre et une indifférence souveraine au monde où les humains s’agitent. Les arbres et les oiseaux y ont encore des noms, mais qui semblent étrangers à la langue désormais en usage. Ces forêts, ces jardins, ces marécages que l’on occupe plus et dont on ne sait plus s’occuper, sont voués eux aussi à disparaître, « le jardin lui-même s’enfonce avec ses fleurs et ses parfums, comme aspiré par des crevasses latentes de la terre […]. Une réalité glissant à la seule vérité mathématique : la réalité de l’anéantissement dans l’infini de la perspective perdue, l’innommable, l’avenir ». Même si son temps n’est pas encore tout à fait mort, il est comme en attente de son engloutissement.

Que signifie encore la recherche des mobiles du crime dans ce monde immobile ? Que signifie la spéculation sur les faits et sur l’avenir ? Pour beaucoup des personnages, il s’agit de ne pas se résigner à la disparition du sens qui est la seule motivation que le personnage semble donner à ses actes, de se réjouir d’une sortie de route qui les éloigne de leur routine. Seuls, à la fin du livre, le procureur et l’avocat, en renouant avec une langue verte et archaïque, créent un contrepoint drolatique et grotesque et semblent pouvoir contrôler à leur manière les événements, comme s’ils appartenaient à un autre temps et à un autre monde ou qu’ils parvenaient à transformer leur monde en théâtre, ce qui est finalement la fonction de la justice.

Maurice Mourier maîtrise tous les genres, la science-fiction, le policier, les souvenirs d’enfance. Son œuvre se tient souvent entre eux de façon indécise et se déploie sur une ligne-frontière entre le réel et le fantastique, entre le temps présent et la vie antérieure, avant ou pendant le rêve. Parce qu’« on ne peut pas tout expliquer », comme le dit l’accusé au juge, la littérature doit travailler sur ces zones d’inquiétude où le sens fuit, où dans l’usure des choses et le passage du temps peuvent encore surgir des événements troublants ou des métamorphoses.

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