Lire Victor Hugo en persan

À l’occasion des 18e rencontres littéraires internationales de la Maison des écrivains étrangers et traducteurs (MEET) de Saint-Nazaire, En attendant Nadeau publie une nouvelle inédite de l’écrivaine iranienne Abnousse Shalmani. L’auteure d’Éloge du métèque (Grasset, 2019) raconte son lien avec la « langue de la littérature », et avec Les Misérables – en « V.O. » et en traduction persane.

Je suis devenue un écrivain français, comme je le convoitais à l’âge de huit ans, alors que je ne connaissais que trois ou quatre mots dans la langue de Molière. Avant l’exil, à Téhéran, je voulais être écrivain – tout court. L’exil a transformé le désir d’écrire : il ne suffisait plus seulement de raconter des histoires, mais il s’agissait de raconter des histoires dans une autre langue, inconnue et vierge. Personne en Iran ne parlait le français – au contraire de l’anglais et du russe –, personne dans mon enfance ne lisait en français. La langue française fut une aventure, un combat et un pouvoir, car il n’appartenait qu’à moi – un enfant apprend si vite, les adultes sont largués, l’enfant traduit, les valeurs se renversent, la langue rend à moitié orphelin.

La langue française, la langue adoptée, fut d’abord l’ivresse du pouvoir. J’étais seule à la maîtriser, seule à pouvoir communiquer avec le monde extérieur à la famille, seule à posséder le pouvoir grisant de traduire. L’adolescence, cette transition entre l’enfance qui se rebelle et l’âge adulte qui se refuse, fut l’occasion d’occuper une position privilégiée : devenue le parent de mes parents par la grâce de la langue maîtrisée, il était si facile de dominer, en se grisant d’être indispensable et autonome. Illusion de puissance, la langue revêt un aspect magique : je pouvais transformer la réalité, redistribuer les rôles, réécrire les rapports de force. Je pense n’avoir jamais tout à fait oublié la dimension merveilleuse du français – on se raccroche à toutes les branches de l’enfance. Avant de découvrir la solitude. Une langue différente vous isole. Sans jamais tout à fait vous intégrer par ailleurs. Ni dans l’intimité familiale, ni dans la jungle extérieure. La langue française m’a rendue clandestine et libre.

Écrire dans l’exil, c’est dompter, apprivoiser, plier. Écrire, avant l’exil, c’était dire – les secrets, les tabous, ce qu’il ne faut pas dire. Parce que mon père ne se déplaçait jamais sans une pile de livres, parce qu’il lisait davantage qu’il ne parlait, parce que toute période révolutionnaire est faite d’un brouhaha assourdissant de mots qui finissent immanquablement en cadavres, parce que la proximité des livres semblait inspirer le refus de la violence, parce que j’étais amoureuse de mon père, j’ai voulu être écrivain. Quand on me demandait pourquoi, je répondais toujours : « pour dire les secrets ». Je n’aimais ni les messes basses, ni les chuchotements, je n’aimais pas ce que certains savaient et d’autres pas, je trouvais injuste d’en savoir plus que les premiers concernés, et ma famille était passée maître dans l’art de la médisance, des trahisons politiques et des tiroirs fermés à double tour. Écrire, c’était alors guérir de la maladie des murmures.

Écrire après l’exil, après l’éclatement de la famille, victime collatérale de l’Histoire, n’avait ni le même goût ni le même but qu’écrire dans l’aisance financière, lové dans la langue maternelle, relié physiquement à la terre, acteur de sa propre tragédie. Écrire dans une nouvelle langue, c’est entrer dans une nouvelle peau et renaître à une autre réalité. On flotte. Il n’existe plus d’interdits ou de limites. Tout est à réécrire. Tout est dévoilé car tout est renversé.

Car enfin, il me fallait dorénavant écrire et lire à l’envers, de la gauche vers la droite, commencer par la fin, retourner les livres, bouleverser l’ordre établi, déshabiller et habiller les mots au risque de ne plus les reconnaître et de les perdre. Apprendre une langue ressemble à un effeuillage : on déshabille les mots puis on les rhabille. On prend un mot, on lui retire sa parure baroque persane, on le rhabille de l’élégance minimaliste française. On dérive de Babylone à la rue Cambon. Passer d’une langue à l’autre installe une relation durable de nature organique avec l’écriture. Une séduction s’installe. On s’approprie, au culot, une langue au terme d’une longue bataille où la timidité et la crainte n’ont pas leur place. Je n’ai jamais respecté la langue, je n’ai jamais été fascinée que par ce que les écrivains faisaient subir à cette langue. Torturer la grammaire, violer la syntaxe, jouer, jusqu’à l’absurde, du vocabulaire pour se familiariser avec la langue, pour ne plus faire qu’un. Pour n’avoir plus que des rêves en français. La victoire a toujours un arrière-gout de défaite. On gagne à force de sacrifices, sans avoir conscience de ce qui sera perdu dans la bataille.

Lire Victor Hugo en persan, par Abnousse Shalmani

Abnousse Shalmani © Jean-Luc Bertini

J’ai trahi ma mère, j’ai perdu ma langue maternelle. Elle est tombée au champ d’honneur de la guerre familiale, enjeu d’un conflit entre l’Iran perdu et l’Iran possible, poussée dans le dos par l’exil qui plante ses crocs dans l’espoir d’un retour pour l’arracher en ricanant. La famille maternelle voulait faire disparaître la langue du pays natal pour se venger de leur échec révolutionnaire, alors que la branche paternelle privilégiait la culture. Les femmes ont gagné, j’ai perdu ma langue maternelle parce que les communistes s’étaient fait baiser par les islamistes. Une question d’honneur. Qu’importait 2 500 ans d’histoire, qu’importait la survivance du seul outil qui pouvait maintenir un lien avec la littérature du pays natal, autoriser une correspondance avec le passé, avec les encore vivants, avec ceux qui sont restés et qui sont, pourtant, perdus. On perd une langue parce qu’on ne veut plus l’entendre, parce qu’on refuse de perpétuer le souvenir, parce qu’on pense rebâtir plus solidement sur un charnier. Mais la langue assassinée sur l’autel de l’exil finit toujours par se venger. Elle rôde, sournoise, attendant son heure. Les premières émotions de l’enfance reviennent à la surface de la conscience par l’intermédiaire de la langue honteuse, la langue dégagée. L’émotion en version originale a la même saveur que le premier baiser – même quand il est raté.

À l’aube de l’adolescence, ne me restait plus qu’une langue, la langue de l’extérieur et de la littérature, la langue apprise et domptée, la langue qui n’était pas celle de ma mère. Comme pour nous mettre en garde et nous donner un aperçu de l’étendue de la perte, c’est à cette date que ma mère publia, dans un magazine littéraire de langue persane, une nouvelle qui fut couronnée par un prix. Je ne pus la lire, je ne pouvais que l’entendre. Je ne pouvais lire ma mère, comme elle ne pourra jamais me lire avec aisance (et plaisir) des années plus tard lorsque ce sera mon tour de publier des livres. Ce manque entre nous, cette impossibilité de nous lire, dit les sentiments qui naissent d’une rupture du langage commun. Je lui raconte mes livres, mon père les lui lit, et elle me dit son ressenti. Sans intermédiaire, sans traduction, nous sommes étrangères l’une à l’autre.

La frontière entre la parole et l’écriture est notre limite. La parole est en version originale, l’écriture et la lecture en traduction. Elle ne pourra jamais me lire, je ne pourrai jamais lui écrire. Mais trahir, n’est-ce pas aussi se libérer ? L’aimerais-je tant, ma mère, si elle me tenait prisonnière de sa langue, de son passé, des neuf mois où elle m’a portée ? Serions-nous aussi libres de notre parole si nous étions attachées l’une à l’autre par le poids de la tradition, par les contradictions générationnelles ? Prendrais-je autant de plaisir au son de sa voix me récitant des poésies persanes ? Serait-elle si heureuse de poursuivre mon initiation de Hâfez et de Khayyâm si nous partagions la même langue ? Nous ne cessons jamais de partager nos mystères, nous nous complétons davantage que nous ne nous opposons, et nos conversations auront toujours cette dimension unique due à cette langue inventée, mélangeant le français, le persan et parfois l’anglais. Nous possédons notre langue propre et singulière qui nous attache l’une à l’autre plus solidement que notre statut mère-fille.

La langue de mon père a toujours été la littérature, il ne pouvait exister de trahison entre nous. Après l’arrivée du français, nous n’avons plus communiqué que par livres interposés. Quand il fallait discuter, on échangeait, à l’abri des livres, des personnages de papier, des enjeux soulevés par la narration. De cette initiation me viennent deux certitudes : la littérature ne peut qu’être universelle et l’écriture n’est qu’une parure, l’idée c’est le sang et la chair. Car le sang et la chair sont universelles, là où la langue n’a qu’une dimension pittoresque.

J’ai appris le français avec mon père en déchiffrant Les Misérables de Victor Hugo. Tels des archéologues, munis d’un dictionnaire, plongés en un lieu qui refusait de dévoiler ses secrets, nous avions creusé les mots à la recherche du sens.

Dans ma bibliothèque, il n’y a qu’un livre en persan. Une traduction. Celle des Misérables de Victor Hugo. La traduction que mon père a lue, en Iran, à peu près à l’âge que j’avais quand il commença à m’apprendre le français, à Paris. Je jette souvent un regard sur le dos des Misérables, il se tient bien droit à côté de sa sœur française en v.o. Je sais qu’un jour je parviendrai à le lire. Un jour, j’emprunterai les yeux de mon père pour lire le français sous son costume persan. Je chercherai des mots dans le dictionnaire, comme je l’ai toujours fait, je découvrirai des expressions inconnues, des tournures de phrases inédites, je m’en nourrirai pour triturer encore la langue française, pour y injecter de l’ailleurs, et lui faire ressentir la joie de l’inconnu, la délicatesse d’un métissage, l’élégance d’une maladresse. Ma langue maternelle n’a pas fini de hanter ma langue d’écriture, de lecture, de rêve, d’amour, de tous les jours. Après chacune de ses apparitions, il me reste une poignée de poésie à semer. Les langues nostalgiques, qui charrient de l’histoire à étouffer, de la tragédie à pleurer, ont la manie poétique. Après chacune de ses furtives apparitions, je me rappelle qu’une langue n’est jamais morte. Trop coriace, elle cherche toujours de quoi se réincarner et, tant qu’il y aura des écrivains orphelins de leur langue maternelle, il existera des saltimbanques pour réinventer, ressusciter, chanter ce qui semblait déjà mort.


On peut retrouver le texte d’Abnousse Shalmani dans le recueil La vie des langues, édité par la Maison des écrivains étrangers et traducteurs pour la 18e édition des rencontres de Saint-Nazaire.

Tous les articles du n° 139 d’En attendant Nadeau