Le travail et le temps perdu

Se faire virer. Il y a dans cette locution une certaine dose d’agressivité, une agressivité bizarre, double. D’un côté, le titre du premier livre de Manon Delatre témoigne de la violence réelle subie par le salarié, de l’autre, il se retourne contre cette violence, il exprime un désir de liberté, renverse l’ordre de nos angoisses, faisant de ce qu’on appréhende ce que l’on désire, ce qu’il faut à tout prix obtenir : se faire virer.


Manon Delatre, Se faire virer. Suivi de Camera obscura. Éditions du Commun, 80 p., 8 €


Le travail est la question de notre temps. Les valeurs cardinales de nos sociétés gravitent autour de lui. On doit travailler, gagner sa vie, bosser, chercher un emploi, ne pas rester oisif, désoccupé. Et puis il faut de l’argent pour vivre, payer son loyer, se nourrir, s’habiller, et même se divertir, ce ne sont pas des nécessités chimériques. C’est pourquoi le titre de Manon Delatre est irréligieux. Il blasphème le travail.

Au début de cette histoire, l’auteure est employée d’une salle art et essai, elle est projectionniste. Elle travaille vingt-cinq heures par semaine, puis vingt-neuf heures afin de joindre les deux bouts, tout en préservant, bon an mal an, une vie en marge du travail : « le temps qui m’appartient est supérieur à celui qui m’est arraché », écrit-elle. Mais, à chaque étape, le progrès technique nous dérobe quelque chose. Ainsi, le cinéma où elle travaille se met à son tour au disque dur, fini les lourdes bobines à trimbaler ! fini le travail manuel ! On se félicite de la transition numérique, elle libère du temps, facilite les choses, mais implique aussi des restructurations.

Se faire virer, de Manon Delatre : le travail et le temps perdu

Au bureau © Jean-Luc Bertini

On propose ainsi à Manon Delatre le poste d’assistante de direction du cinéma. Elle travaillera désormais trente-cinq heures par semaine, c’est ce qu’exige la promotion, ces fameuses trente-cinq pauvres heures qui seraient à peine suffisantes au capital pour se reproduire, le dernier péché du socialisme réel. Mais voilà, trente-cinq heures, cela ne permet plus de retrouver sa respiration : « je ne donne plus, on me prend ». Et tandis que l’auteure nous raconte son histoire, on apprend comment une promotion peut être un handicap – gagner à peine plus, en échange du peu de temps nécessaire à la vie. Soudain, il reste seulement ce qu’on appelle du « temps libre », c’est-à-dire le temps nécessaire à la reproduction de sa force de travail, comme on disait naguère, autrement dit un temps saturé par une amertume indéfinissable. Et cela n’est ni le problème d’une seule personne particulièrement avide de liberté, ni l’histoire d’une déveine, en réalité c’est l’histoire du travail lui-même, il n’y en a pas d’autre. Un travail qui ne serait pas strictement opposé à la liberté de nos vies ne pourrait être qu’une occasion passagère, un état instable de l’ordre économique, une simple aubaine.

Dès la première phrase, Manon Delatre a trouvé le ton, celui d’une déposition littéraire, une forme de relation qui à la fois raconte et proteste. Cette forme est celle de notre temps, de sa dureté, de notre vulnérabilité aussi. Le grand roman du XIXe siècle s’est emparé de l’adultère, de la dot, du mariage, il a fait de l’amour le fond de ses intrigues, redoublant la fable du pouvoir, le code civil, l’ordre social, d’une autre chronique, réaliste celle-ci, basée sur l’expérience commune, racontant la dépendance des femmes, et faisant le récit de leur émancipation douloureuse. Dans un monde social divisé, comme le nôtre, où l’immense majorité subit les contraintes du salariat comme allant de soi, il est essentiel que chacun raconte en détail les péripéties de sa sujétion, nous fasse connaître les mirages propres à sa situation, les circonstances particulières de sa lutte, ses douleurs.

De glorieux prédécesseurs ont livré de joyeuses divagations littéraires sur la paresse, des éloges provocateurs, Malevitch, Lafargue. Se faire virer est moins accommodant. Nous sommes légion à avoir fait l’épreuve de cet équilibre illusoire entre le travail et l’existence, entre gagner sa vie et la perdre, entre l’argent et le temps, entre le salariat et l’amour-propre, entre le lien de subordination et la liberté, entre le travail qui nourrit et le travail qui dévore. Ce que nous raconte Manon Delatre radicalise notre expérience, expose nos griefs les plus profonds, et finalement nous exalte, nous électrise. Salariée, assistante de direction, Manon Delatre désire partir. Elle espère une rupture conventionnelle, quelques mois de répit une fois quitté son poste. La direction refuse. Si elle part, elle doit démissionner, sauter dans le vide. La patronne du cinéma n’aura jamais besoin d’indemnités chômage, mais elle exige de ses salariés qu’ils prennent « leurs responsabilités ». Pour ceux qui n’auront jamais de soucis d’argent, je veux dire de soucis réels, « prendre ses responsabilités » cela veut dire « démissionner si on en a envie » ; c’est aussi simple que ça. Le mot « responsabilité » est donc, lui aussi, un leurre.

Toute expérience isolée est malheureusement vouée aux commentaires expéditifs, aux jugements de valeur ordinaires. Pour qu’elle puisse y échapper, il faut l’écrire. Elle devient alors celle des autres. Manon Delatre nous raconte ainsi comment elle a décidé de ne pas céder, de ne pas démissionner, mais de se faire virer. Pour cela, elle doit être présente, ne pas abandonner son poste, mais ne rien faire. C’est le conseil d’un ami. Elle le suit. Dieu que c’est difficile d’être présente au travail et de ne rien faire, c’est encore plus pénible que de travailler ! Manon Delatre vient au travail, mais ne travaille plus, elle souffre. Le chômeur est une figure à la fois familière et lointaine, il est l’intouchable de nos sociétés. Ici, c’est la salariée qui chôme, elle ne quitte pas son poste, pourtant elle ne fait rien, absolument rien d’autre que chômer, volontairement. On dirait que le chef-d’œuvre de Melville nous est soudain raconté autrement, non plus par le patron, dans la langue pleine de pièges du grand écrivain, mais directement, par Bartleby lui-même.

Se faire virer, de Manon Delatre : le travail et le temps perdu

Et puis suit un second texte, Camera obscura, qui évoque sa première expérience professionnelle, un monde plein de promesses, le cinéma, les tournages. Manon Delatre sort d’une grande école, elle est cheffe-opératrice, mais de nos jours, on le sait bien, les promesses les plus alléchantes se révèlent souvent les pires cauchemars, on veut être son propre maître et l’on se retrouve enchaîné, on veut défendre la veuve et l’orphelin et l’on se retrouve à faire des photocopies chez Bredin Prat pour des fusions-acquisitions, on voulait un boulot intéressant et, à la fin de ses longues études, on dessinera des rues piétonnes pour un cabinet d’architectes. Travailler sur un plateau de cinéma, ce serait participer à la création, s’immiscer dans les espérances de l’art. Mais, dès le premier tournage, elle déchante, elle se retrouve « stagiaire combo », passe son temps à démêler des câbles, avec cette impression de déranger tout le monde et de ne servir à rien. Cette expérience nous est rapportée avec une exactitude confondante.

Le poste de stagiaire n’est jamais l’apprentissage pratique d’un métier, comme on se plait à nous le vendre, il est avant tout une mortification, une expérience à rebours de nos années d’étude, qui doit bien nous prouver qu’ici, dans le monde du travail, tout notre savoir, et même notre motivation tant réclamée, notre passion bien sûr, ne servent rigoureusement à rien. Il va falloir s’habituer à ne servir à rien, accepter ce sentiment, l’incorporer au travail, mêler l’effort à la sensation de l’inutile, de sa propre inutilité, on est ainsi aboli, et à tout moment remplaçable. Telle est la leçon du stage, l’apprentissage de la vie pratique, un avertissement.

Mais, dans le cinéma, c’est pire, cela gagne en intensité. Une seule personne ne saurait être remplacée : le réal’. Qu’il ne s’y trompe pas, l’abréviation déjà entrée dans l’usage prouve qu’il est substituable lui aussi. L’art se passera de réalisateur, la pratique hollywoodienne l’a bien prouvé.

Enfin, si le travail de cheffe-opératrice est assez éloigné des serments passés au début de nos études, des espérances de l’art, ne devrait-il pas au moins permettre de choisir ses engagements, de bosser dur un mois ou deux, afin de jouir, ensuite, d’un peu de temps perdu ? Il n’en est rien. Si l’on veut ne pas être mise au rancart, il faut enchaîner les tournages, être toujours sur le coup, passer d’un film à l’autre, d’une pub à un tournage d’art et d’essai, d’un clip à une vidéo d’art contemporain. Si l’on arrête quelques mois, on vous oublie, vous ne ferez pas vos heures. En somme, la promesse la plus élémentaire de ce métier, son caractère indépendant, vagabond, est une mystification de plus. Hormis, peut-être, pour deux ou trois vedettes, c’est un métier de galérien. La fausse condition de saisonnier permet seulement de maquiller la précarité en un choix consenti, les horaires pourris en bohème, et de convertir les semaines interminables des tournages en passion pour le cinéma.

Et c’est afin d’en finir avec les tournages que Manon Delatre a finalement passé son CAP de projectionniste, et s’est trouvée heureuse deux ou trois ans dans son cinéma d’art et d’essai. Elle put alors « apprendre des choses entre les séances », du japonais, de la musique, lire, rêvasser… Son temps n’était pas encore tout entier occupé, saturé par le travail. Elle pouvait vivre, réfléchir, flâner. Mais cela n’a pas duré, aussitôt devenue assistante de direction, c’en fut fini.

Ce petit livre ne se paie pas de mots, il raconte quelque chose qui nous arrive. Il est écrit dans une langue réfractaire à l’autorité, sensible aux aléas de nos existences, ce qui est rare. Et l’on pourrait placer en exergue une phrase que je lui emprunte : « Je n’ai jamais pu me faire à cette prise de pouvoir sur ma vie ».

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