Les vibrantes chroniques d’un avocat pénaliste

Ceux qui ne sont pas familiers de la chose judiciaire nordiste ont pu découvrir Jean-Yves Moyart, alias Maître Mô, sur son blog, puis dans son livre Au guet-apens (La Table Ronde, 2011) où il racontait des affaires, des histoires, des fragments de sa vie d’avocat. Ses chroniques de la justice française ne ressemblent aucunement à ce que les journalistes écrivent (parfois avec les pieds) et encore moins aux récits d’avocats emplis de bons mots et de fleurs auto-adressées, de fausse modestie ou de mise en scène de leur propre gloire. Ce recueil de textes plus ou moins longs, qui reparaît en hommage à l’avocat mort en 2020, se place à mi-chemin entre littérature criminelle et journal de bord d’un pénaliste à Lille.


Jean-Yves Moyart, Le livre de Maître Mô. Les Arènes, 373 p., 20 €


Cette édition reprend les textes qui composaient le livre publié en 2011 par Maître Mô, ainsi que sa version de poche parue en 2013, victimes de leur succès et tous deux épuisés ; mais ce recueil se trouve enrichi de trois nouvelles chroniques, qui relatent dans un style très personnel la vie judiciaire d’un avocat dévoué corps et âme à la défense pénale.

Lorsque Jean-Yves Moyart est mort d’un cancer le 20 février 2021, à cinquante-trois ans, un samedi, tout Twitter a pleuré. Une cohorte d’avocats gazouilleurs a inondé le réseau social de photos joyeuses souvent prises dans un cadre festif, car le défunt aimait faire le pitre et boire des « coupettes » de champagne. Les hommages vibrants, empreints de tristesse, ont salué, en un mot, la profonde humanité de cet homme. C’est à la fois vague et évocateur, mais il est difficile de mieux décrire en un mot cet échalas aux grandes oreilles que bien souvent reliait un grand sourire de gamin.

Maître Mô a des histoires judiciaires à raconter. Certaines sont extraordinaires, comme celle qui donne son titre au précédent recueil, d’autres extrêmement banales, mais toutes revêtent ce caractère qui frappe le lecteur d’entrée : elles sont écrites avec les tripes. Les choses vues et entendues sont avant tout vécues par l’auteur, et cela se sent. Lorsque Maître Mô décrit l’insondable cloaque dans lequel un marginal a servi d’esclave à d’autres marginaux, on est saisi non seulement d’effroi, par le récit des scènes de torture, mais aussi par l’odeur décrite, la poisse qui colle aux pages du livre. Est-ce le fait d’avoir vécu si intensément les histoires qu’il couche sur le papier ? Dans certains récits décrivant des situations de violences et d’injustices insupportables, cela ne fait aucun doute qu’en tenant la plume l’avocat est tout palpitant de révolte.

Le livre de Maître Mô : les vibrantes chroniques d’un avocat pénaliste

Il l’est tout autant lorsqu’il décrit certaines situations judiciaires dont l’iniquité secoue les consciences et qui résultent plus souvent de la stupidité administrative que de la méchanceté des hommes. Jamais d’indignations creuses, mais des mots crus et des faits : Maître Mô n’en peut plus de voir des humains miséreux broyés par la froideur judiciaire. Il le crie dans d’interminables phrases pleines de souffle, des phrases qui chamboulent. Là, une jeune voleuse multirécidiviste probablement schizophrène qui part en prison pour un vol à dix euros. Le système est ainsi fait que ces dossiers sont jugés en comparution immédiate, les pauvres récidivistes sont souvent incarcérés, nonobstant des pathologies mentales parfois sévères. Alors que les acteurs de la chaîne pénale regardent leurs pieds, Maître Mô leur met le nez dans le triste sort réservé aux miséreux.

Jean-Yves Moyart était connu pour souffrir d’insomnie, il en profitait pour travailler et pour écrire. La journée, bien souvent, il assistait ses clients dans des audiences interminables, côtoyant ces êtres terrifiés par le sort qui les attendait. Ces tranches de vie judiciaires – l’attente angoissante d’une décision, l’audience devant le juge des libertés et de la détention, la terrible peur qui monte avant de plaider devant une cour d’assises – sont racontées avec beaucoup d’émotion, une émotion dont on devine qu’elle est apaisée par l’exigence technique de l’écriture, mais au prix d’incommensurables efforts. D’où un style bouillonnant, plein d’ardeur ; des phrases longues ciselées à l’aide de nombreuses virgules. Un style qui sent la transpiration autant que la robe noire qu’il revêtait pour plaider, et dans laquelle l’homme s’est consumé.

La subjectivité assumée de la narration donne une grande force au récit, qui alterne entre faits, sentiments tristes ou drôles (beaucoup d’incises « comiques » de l’auteur, qui agissent comme une catharsis face à l’horreur du récit), analyses et impressions. L’humour lui permet de rester sur une ligne de crête et d’avancer dans son récit, parfois très dur, sans jamais sombrer dans la vulgarité ou l’indécence. Sans cela, certains récits seraient peut-être insoutenables.

Car l’auteur entraîne son lecteur assez loin dans l’horreur et dans l’angoisse, en prenant pour point de départ une situation ou une affaire vécue, et en épousant le point de vue de son client, de sa cliente. C’est dans ces récits que l’écrivain prend réellement le pas sur l’avocat, en imaginant les pensées de ses personnages ; une fois sur le papier, ses clients sont devenus des personnages, qui enfin peuvent s’exprimer au-delà du carcan de la procédure judiciaire. Par ces textes, dans le prolongement de l’affaire qui le hante encore, l’avocat a décidé une dernière fois de porter leur voix, et de porter à la connaissance du monde les sentiments complexes qui accompagnent les faits criminels, et que la procédure seule peine à appréhender dans toute leur complexité. Il s’agit encore une fois de restituer, par le récit littéraire, la réalité des choses vécues.

Ainsi, Maître Mô nous invite dans la tête d’un amoureux en perdition qui s’enfonce dans la haine. Il nous fait partager la trouille infinie qui tenaille une mère et ses filles menacées par la violence meurtrière d’un mari et père psychopathe. Nous l’accompagnons dans sa défense éperdue d’un homme accusé d’avoir tué sa femme, ou alors dans l’affaire suffocante d’un meurtre en Nouvelle-Calédonie, qui défraya la chronique et déchaîna les passions. Nous assistons aussi à la première défense du tout jeune Me Moyart, qui se prit les pieds dans sa robe en se levant pour plaider ; nous plongeons dans l’horreur du récit de faits de nature pédocriminelle, dans la complexité d’une procédure résultant d’une bête bagarre en discothèque, et dans le texte poignant écrit en hommage à sa meilleure amie.

À chaque fois, l’auteur prend le lecteur par la main et l’amène à ses côtés, semblant lui dire : regarde, voici mon métier, voici la réalité de ce qu’est la justice, voici ce que sont, aussi, les hommes. Une réalité d’une laideur parfois insoutenable, irréfutable expression de la face sombre de l’humanité que, du prétoire aux pages de ce livre prenant, éreintant, mais surtout émouvant, l’avocat Jean-Yves Moyart a tenu à partager.

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