La Passion de Max Le Corre

Si l’on faisait un pas de côté pour évoquer l’œuvre de Tanguy Viel, on trouverait Cet homme-là (Desclée de Brouwer, 2011) dans lequel l’auteur de Paris-Brest raconte sa version ou vision de Jésus. Pas en croyant ou pratiquant, non, en curieux. Ce pas de côté, on en trouvera la trace dans La fille qu’on appelle, son nouveau roman. Max Le Corre, boxeur approchant de la rédemption, y choisit l’échec et la chute pour venger et sauver Laura, sa fille. Cette lecture christique est l’une des pistes qu’offre ce magnifique roman.


Tanguy Viel, La fille qu’on appelle. Minuit, 176 p., 16 €


Max Le Corre est le chauffeur de Quentin Le Bars, maire d’une cité portuaire bretonne. Le personnage principal du nouveau roman de Tanguy Viel est surtout champion de boxe et sur le point d’affronter un jeune adversaire, pour marquer, à quarante ans, son retour sur le ring. Sa fille, Laura, est venue le retrouver dans sa ville natale. Elle cherche un logement. Le maire peut l’y aider. Tout semble simple. Trop simple. Tout bascule avec ce retour d’une enfant peu prodigue.

La fille qu’on appelle est bâti en deux parties ou deux actes, comme si la tragédie n’avait pas besoin des cinq temps traditionnels pour se déployer. Et puis les dieux, s’ils s’en mêlent, sont moins déterminants que l’argent et le pouvoir. Le Bars est-il « maire de la ville ou seigneur du village » ? Quand elle entre dans l’imposant bâtiment, Laura s’interroge. Elle est jeune, belle, le regard des hommes vient « s’effranger sur elle », celui de la secrétaire, soupçonneuse ou jalouse, « tombe comme une guillotine de la tête aux pieds ». Dans le bureau, tout devient vite affaire de place et de déplacements. Le maire tutoie la jeune femme, sa respiration se modifie, il lui prend la main. Quelque chose se noue là, qui prendra bientôt une tout autre dimension.

Le pouvoir encore, comme toujours. Le maire tient sa ville, il tiendra Laura « en laisse ». Plutôt que celle « qu’on appelle », que « la fille de Max », ou « du grand boxeur », elle est « la fille de son chauffeur ». Impatient, indélicat, méprisant. Quant à Max, Le Bars le tient comme un « cheval reconnaissant dès qu’on lui lâche le mors ». Sa puissance, Le Bars la doit à tous les « poissons » qu’il rencontre au Neptune, le casino de la ville. Là règne Franck Bellec, dont le costume blanc a pu provoquer la « risée collective » avant de « susciter le respect absolu ». Bellec et Le Bars se disent amis : ils sont comme suzerain et vassal. On ne sait toutefois pas qui occupe la fonction suprême. C’est affaire de circonstances. Le narrateur les compare à des araignées dont les toiles se seraient emmêlées. Ces toiles pourraient tomber, si une Parque en colère donnait un coup de balai.

Mais le risque est minime : ils sont deux hommes qui connaissent la « grammaire » puisque être maitre est d’abord l’être de la langue, des mots comme de la syntaxe : « Et si quelqu’un autour d’eux avait suivi leur conversation, à partir de là il l’aurait trouvée bien opaque, incapable de saisir ce qui se disait vraiment sous des mots aussi abstraits que “on”, ou “quelque chose”, rompus qu’ils semblaient être, les deux hommes, à cette grammaire des pronoms et des points de suspension, comme deux mafieux qui auraient pour code d’honneur de ne jamais désigner les choses par leur nom. »

La fille qu’on appelle, de Tanguy Viel : la Passion de Max Le Corre

Tanguy Viel © Jean-Luc Bertini

Tout est là, dans ces mots évités ou remplacés par d’autres, et quand la relation entre Le Bars et Laura fait scandale, quand la jeune femme porte plainte et dénonce le comportement de ce maire qui se veut « proche des gens », lui réplique en disant « son respect et son amitié » pour celle dont il a abusé. Quelques euphémismes, des paroles saturant la parole de la victime, et on s’en trouve quitte lorsqu’on possède les mots. Tanguy Viel n’écrit pas un roman « sur » la politique, sur la puissance qu’elle confère à certains. Rien de documentaire, même si le comportement de Le Bars et les motifs de sa mise en examen peuvent rappeler des faits réels. L’auteur poursuit ce qu’il a commencé avec Paris-Brest et Article 353 du Code pénal (Minuit, 2009 et 2017) dans lesquels des notables locaux faisaient l’expérience de la gloire et de la chute, quand la panique s’installe et que « rien ne les vexe plus que d’être rattrapés par la trivialité du monde dont un temps ils ont oublié qu’ils faisaient encore partie ».

La trivialité du monde, c’est Max, c’est Laura. Quand elle décide de porter plainte et répond aux questions de deux policiers souvent aussi benêts que des « collégiens de bonne volonté », elle évoque « un monde normal » pour parler de la première rencontre avec le maire, « un monde où chacun reste à sa place ». Bien des faits, dans le roman, ont à voir avec la place et les déplacements, au sens propre autant que figuré. Ainsi, quand Le Bars s’approche de Laura sur le lit, dans la chambre qu’elle a obtenue au Neptune, la jeune proie ne peut lui échapper et monte sur la « première marche ». Lorsqu’elle use de cette métaphore avec les deux policiers, ils ne comprennent pas : « Vous savez pourquoi la deuxième fois est pire que la première ? Eh bien parce que dans cette fois-là, dans cette deuxième fois, il y a toutes les suivantes. » La seconde marche est celle qui la rend honteuse et lui donne envie de se révolter. Cette révolte, ce sera son père qui la mènera à bien, et on apprendra à la toute dernière page ce qu’elle lui coûte au plan pénal. Mais la jeune femme n’était-elle pas montée sur la première marche avant de rencontrer Le Bars, quand, travaillant dans « la mode », elle avait posé en (ou sans) sous-vêtements, pour des revues que l’on préfère cacher ? Chacun en jugera.

Un père « sauve » sa fille. Ainsi pourrait-on résumer la seconde partie du roman, mais l’inverse serait également vrai : une fille sauve son père. Il a boxé, il a perdu mais pas forcément le combat que l’on croit. Certes, il a fini étendu à la troisième reprise, accablé par les coups de son adversaire, les accueillant plus que les encaissant, comme en un autre printemps Jésus a subi les insultes et les coups, mais la douleur et la rage de Max, c’était surtout de savoir Laura assise « entre ses deux bourreaux », le maire et Franck Bellec. Franck obéit au maire, et le maire obéit à son désir. Tous deux sont au centre : « Dans toutes les histoires il y a cela, un passé minéral qui sert de socle à tous, du genre qui dans les livres se rédige au plus-que-parfait, paysage de ruines qu’on trouve en arrière-plan sur certains vieux tableaux. » Les temps, la façon dont le romancier fait coulisser le récit du présent au futur dans le passé ou au passé composé, créent ce sentiment de fatalité que l’on retrouvera à la dernière page : la plainte de Laura restera sans suite. Le dire ici importe peu : on s’en doutait ; elle ne peut « s’installer en haut de la situation ».

Qui voit sait. Hélène, « la plus fatale de toutes les putes de la côte bretonne », sœur de Bellec, contemple de sa fenêtre Le Bars, Laura et Max. Elle fait le lien. Autrefois, elle a séduit Max, a provoqué le départ de Laura et de Marielle, épouse de Max, et telle « l’abeille fécondant du regard tous les hommes-fleurs, elle a aspiré tout ce qu’il avait, peut-être ce qu’il était, jusqu’à ce que la lumière des rings s’éteigne ». Hélène garde quelque chose de magnétique, que rendent les éclairages du casino. Elle a vieilli plus vite, elle n’a plus cette allure de « pute princière » mais elle est là et elle a compris.

Elle est donc l’un des deux regards qui nous mènent de lieu en lieu, l’autre étant celui d’un narrateur fantôme ou régisseur dont la voix s’entend off, comme celle que l’on entend dans les films des frères Coen. Ce « je » intervient ici ou là, avec une légère ironie, et devient un « nous tous » lors du discours du maire devenu ministre, dans l’ultime scène du roman. Un discours à toutes les autorités locales, du maire remplaçant au président de la commission des sports. On se rappelle une scène semblable, lors de comices agricoles. Tanguy Viel est un joueur et nul n’oublie La disparition de Jim Sullivan (Minuit, 2013), exercice d’admiration sur le roman américain comme nous le lisons de ce côté-ci de l’Atlantique.

On n’épuise pas la richesse d’un tel roman, à la construction subtile et savante. La façon dont les personnages se croisent, se lient, se lâchent, provoque des rebondissements, donne à cette tragédie sociale les contours du roman noir, de ces romans qui fascinent longtemps.

Tous les articles du n° 133 d’En attendant Nadeau