Un blanc

Hors série Blanc En attendant NadeauDans la lignée de son livre Petites histoires d’infinis, Alain Fleischer, écrivain, plasticien et cinéaste, s’interroge sur la postérité et explore la mécanique de la mémoire.

Comme tout le monde, Albin Blanc a vu ses cheveux grisonner progressivement au jour le jour, sans s’en émouvoir. Mais le matin où, se regardant dans un miroir à son réveil, il constate que ses cheveux sont devenus tous blancs, il décide d’entreprendre la rédaction de ses écrits posthumes. Il s’agit pour lui de rassembler les meilleurs et les pires souvenirs de sa vie, sans préciser à quelle catégorie chacun appartient, comme par exemple, celui de sa nuit blanche dans l’hôtel de son voyage de noces, exotique et romantique, mais infesté de moustiques…

Certains souvenirs remontent à la surface depuis l’enfance, comme celui de l’époque où les grands magasins parisiens, après la période des fêtes, avaient inventé la semaine du blanc pour inciter la clientèle à de nouveaux achats, après les dépenses des cadeaux de fin d’année. Il se rappelle avoir dit à sa mère : « Maman, attendons la semaine du rouge pour m’acheter un pullover ». Cela avait beaucoup fait rire une jeune vendeuse qui s’était moquée de lui, ce qui avait mortifié le petit garçon. Un peu plus tard, lorsqu’un jour à l’école le sujet de rédaction avait été : « Dites quelle est votre couleur préférée et pourquoi », Albin Blanc avait longtemps hésité jusqu’au moment où, le temps donné pour l’exercice étant écoulé, il avait remis une copie blanche. Le maître d’école l’avait félicité pour cette forme de réponse, mais il lui avait quand même mis un zéro. C’était aussi l’époque où une marque de lessive avait lancé le slogan : Omo lave plus blanc, ce qui lui avait valu quelques plaisanteries et quolibets.

Les écrivains autour du blanc : une liste d’Alain Fleischer

Cross cyclo-pédestre au Blanc-Mesnil, le 17 janvier 1926 © Gallica/BnF

Albin Blanc en arrive à s’interroger sur le choix qu’il fit dans sa jeunesse de sa future carrière, alors qu’il hésitait entre le cinéma et la peinture. Un ami chef-opérateur lui avait démontré que le cinéaste travaille à partir du noir, d’où il fait surgir, par son travail sur l’éclairage, les personnages et les décors de sa mise en scène. Mais une autre connaissance, un artiste, lui avait expliqué comment le peintre part de la toile blanche, ayant besoin de ce fond blanc pour y déposer les couleurs touche par touche jusqu’à faire apparaître l’image. Alors Albin Blanc avait choisi la peinture. Pour fêter son succès au concours d’entrée aux Beaux-Arts, il avait invité ses amis à déjeuner à l’Auberge du Cheval blanc. Tous étaient venus au rendez-vous, mais, suite à un malentendu, ils s’étaient retrouvés à l’Auberge du Cheval blanc d’une autre ville de la même banlieue : Le Blanc-Mesnil. Par la suite, ce fut sa série de monochromes blancs qui le rendit célèbre et, au lieu de se servir du blanc pour y déposer d’autres couleurs, il n’avait fait apparaître que du blanc sur du blanc, argumentant qu’il y a une grande variété de blancs comme le savent les esquimaux dont la langue possède des centaines de mots pour dire la neige et la couleur blanche. À ce point de ses écrits posthumes, Albin Blanc se demande si ce ne sont pas les mots qui inventent le monde, et si toute son existence n’a pas été prédéterminée par un mot, son nom, comme ont pu l’être les vies des frères Lumière, inventeurs du cinéma, de Marius Petipa, célèbre chorégraphe, ou encore, récemment, de Benjamin Millepied, danseur étoile. Et puis, ses pensées plongent à nouveau vers d’autres souvenirs, comme celui de sa mémorable excursion au mont Blanc, longtemps désirée, et enfin réalisée, mais un jour où la montagne disparaissait dans le brouillard. Ou encore, l’histoire de son idylle avec une Russe blanche qui n’avait rien d’une oie blanche, comme on dit, ce qui apparut lors d’une affaire de chèque en blanc et d’une demande de mariage blanc. Plus les souvenirs lui reviennent et plus Albin Blanc se convainc de la prédestination qu’a exercée tout au long de son existence ce substantif ou ce qualificatif qui est son nom de famille.

Il décide d’écourter la liste, mais les derniers mots de ses écrits posthumes au moment où il se sait désormais face à un noir éternel et infini sont les suivants : « J’ai soudain un blanc, je ne me souviens plus comment je suis mort… »


Derniers livres parus d’Alain Fleischer : Petites histoires d’infinis (Gallimard, 2020) et La vie extraordinaire de mon auto (Verdier, 2021).

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