Bouveresse, Flaubert et la bêtise

Jacques Bouveresse, qui vient de mourir, pensait que la littérature peut apporter une connaissance, de la réalité, de la vie et de l’éthique. Qu’en aurait pensé Flaubert, tenant de l’art pour l’art et de l’autonomie absolue de la littérature ? On peut essayer de se poser ces questions à propos de Bouvard et Pécuchet et de son encyclopédie de la bêtise, dont la Pléiade vient de nous donner une superbe édition renouvelée.


Gustave Flaubert, Œuvres complètes. Tome V, 1874-1880. Édition publiée sous la direction de Stéphanie Dord-Crouslé, Anne Herschberg-Pierrot, Jacques Neefs et Pierre-Louis Rey. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1 744 p., 66 €

Jacques Bouveresse, La connaissance de l’écrivain. Sur la littérature, la vérité & la vie. Agone [2008], 240 p., 22 €


Jacques Bouveresse (1940-1921) a beaucoup écrit sur la littérature, d’abord sur ses auteurs de prédilection – Musil, Kraus, Valéry –, mais aussi sur les problèmes esthétiques, ceux de la fiction, de la représentation et de la perception musicale. Quand il écrit sur ces sujets, il s’efforce de ne pas prendre une perspective exclusivement littéraire, mais de considérer les œuvres du point de vue de ce qu’elles peuvent apporter à la connaissance. Bouveresse ne fait pas, comme on dit, « usage » de la littérature en vue de faire de la sociologie, de la psychologie ou de l’histoire, en considérant les œuvres comme des témoignages ou des documents. Pas plus qu’il n’adopte la perspective interne de la critique structuraliste et encore moins celle des écrivains qui, comme Blanchot, traitent la littérature comme un monde autonome et clos sur lui-même, posant son propre absolu. Dire qu’il lit la littérature en philosophe, en cherchant à en interroger la « pensée », comme tant de lectures ventriloques, serait tout aussi faux.

Il faut dire plutôt que Bouveresse lit ses auteurs à partir des problèmes philosophiques qu’ils ont posés, et qu’il s’intéresse à eux parce qu’ils ont essayé de poser en termes littéraires des problèmes philosophiques tels que : comment l’esprit peut-il survivre dans un monde sans esprit ? Comment la raison peut-elle s’exprimer dans un monde historiquement absurde ? Comment la rationalité peut-elle cohabiter avec le sentiment ? Comment peut-il y avoir des valeurs dans un monde de faits ?

La connaissance de l’écrivain : Bouveresse, Flaubert et la bêtise

Jacques Bouveresse (2006) © Jean-Luc Bertini

À propos de Musil, il ne s’agit pas simplement de se demander comment l’auteur de L’homme sans qualités a réfléchi sur le calcul des probabilités ou sur la psychologie scientifique, mais aussi de voir comment il a pu essayer de faire à la fois un roman et un essai. S’agissant de Kraus, il s’agit de montrer comment il a essayé de faire à la fois du journalisme, de la satire et de la littérature.  Dans chaque cas, Bouveresse s’efforce de  ressaisir ces problèmes non pas en les plaquant sur les œuvres, mais par une lecture qui éclaire leur rapport à leur époque, dont il entend suggérer qu’elle est en un sens toujours la nôtre. Sa propre équation est : comment être à la fois un philosophe, préoccupé de questions théoriques, et un Kulturkritiker ? Son problème lancinant avec les journalistes est que leur présent n’est pas le sien, et que sa conception de la culture n’a rien à voir avec l’idée d’une « actualité culturelle ».

Dans La connaissance de l’écrivain, Bouveresse aborde de front la question de savoir si la littérature peut nous apporter une connaissance. Il refuse ce que Benda appelait dans La France byzantine le « littératurisme », selon lequel l’œuvre littéraire pose une vérité d’essence qui ne tient qu’à elle. Il se sent plus proche de la conception « humaniste » – celle de Thomas Mann ou de Lionel Trilling – pour laquelle la littérature donne une connaissance de la nature humaine au sens large. Mais le problème de ce type de conception est bien connu : comment dire que les œuvres littéraires sont susceptibles d’apporter des vérités, même générales, sans se heurter à l’évidence de leur forme fictionnelle ? Selon la formule de Henry James, « l’unique raison de l’existence du roman est qu’il entre en compétition avec la vie ». La relation entre le roman et la vie ne peut pas être de représentation, encore moins de connaissance, si la connaissance présuppose la possibilité d’extraire des œuvres des propositions vraies ou des doctrines. Le roman représente une forme distinctive de vie, mais il ne l’expose pas.

La question qui intéresse Bouveresse et plutôt celle de savoir comment la littérature pose la question socratique : « comment vivre ? », c’est-à-dire une question éthique. Et sa réponse est proche de celle d’Iris Murdoch : la connaissance littéraire ne peut en rien se rapprocher d’une connaissance théorique, elle est plutôt une forme de connaissance pratique. Mais cela peut s‘entendre en plusieurs sens, à commencer par celui que Bourdieu propose quand il parle d’habitus : la littérature nous fait saisir des schèmes pratiques, qui sont aussi sociaux, et les personnages de roman ont des dispositions à agir plutôt qu’ils ne représentent des idées ou des thèses. Cela peut s’entendre aussi au sens aristotélicien : la littérature – et particulièrement le roman – nous met en présence de conflits moraux, qui ne peuvent se résoudre que par le raisonnement pratique et l’art du jugement, comme l’a montré Martha Nussbaum au sujet de Henry James. Et cela peut aussi s’entendre au sens sur lequel Bouveresse insistait, où la question porte sur la connaissance de la vie tout entière.

Qu’est-ce que la vérité et la connaissance de « la vie » ? Y a-t-il des vérités littéraires, mais qui n’ont rien de spécial par rapport aux vérités usuelles, celles de l’histoire, de la psychologie, de la sociologie ou du sens commun, ou bien l’écrivain ne ferait-il que montrer des vérités qui ne peuvent se dire ? Bouveresse ne tranche pas vraiment entre ces sens de « connaissance pratique ». Il manifeste à la fois de la sympathie pour l’idée que la littérature apporte une connaissance authentique et pour l’idée que la connaissance en question ne peut pas reposer sur des vérités, parce qu’elle tient plutôt à une attitude éthique, qui ne se laisse pas réduire à l’énoncé de vérités. Il cite Flaubert dans sa lettre à Maupassant de 1880 : « Ce qui est beau est moral et rien de plus », et convient que cela ne peut pas vouloir dire que ce qui est moral est vrai.

Bouveresse, à ma connaissance, a peu parlé de Flaubert et de la bêtise. Il a pourtant commenté abondamment, dans La voix de l’âme et les chemins de l’esprit (Seuil, 2001), les vues de Musil sur la Dummheit et montré comment la bêtise est d’abord la conséquence du fait que l’esprit tend nécessairement vers la moyenne et la médiocrité : l’homme bête, c’est l’homme le plus probable (voir Marion Renault). Chez Flaubert, la bêtise est omniprésente, et a des formes multiples : celle, que commenta Sartre dans L’idiot de la famille, de l’esprit devenu matière, et de l’animalité ; celle, classique, de la vanité ;  enfin, celle qui est propre au savoir. Dans ce cinquième volume des Œuvres de Flaubert dans la Pléiade, elle est partout : quand saint Antoine fait vœu d’être matière, dans la folie meurtrière de Julien l’Hospitalier contre les animaux, dans le cœur de Félicité, et bien entendu dans Bouvard et Pécuchet, que Queneau a comparé à une Odyssée de la bêtise, mais que Flaubert définissait comme une « encyclopédie critique en farce », qui commence par l’absurdité d’un boulevard parisien un jour de canicule et « un plateau stupide entre Caen et Falaise » pour finir, comme au début, dans une salle de copistes.

La connaissance de l’écrivain : Bouveresse, Flaubert et la bêtise

Cabinet de travail de Flaubert à Croisset, par Georges Antoine Rochegrosse (1874) © Gallica/BnF

Tous les grands commentateurs de Bouvard et Pécuchet, de Maupassant à Genette, en passant par Faguet, Gourmont, Borges, Queneau, Nadeau et Sartre, ont insisté sur le fait que le problème de la bêtise pour Flaubert est celui du savoir. D’abord, celui de trop savoir, que les deux bonshommes contemplent comme saint Antoine contemplait l’abîme. Quand on consulte les listes de lectures que fit Flaubert pour écrire son livre, on a, comme lui, le tournis. On dirait qu’il a voulu s’approprier tout ce que ses héros non seulement ont lu, mais auraient pu lire, à la manière de l’autodidacte de La nausée.

Ensuite, le problème de la bêtise est celui de ne pas savoir, d’aboutir au scepticisme et à un gouffre sans fond. On cite le mot fameux : « La bêtise consiste à vouloir conclure. » Mais Borges, dans sa « Défense de Bouvard et Pécuchet » (1954) est un des rares à avoir noté le rapport entre ce mot et le trilemme du sceptique Agrippa : toute preuve, si elle n’est pas dogmatiquement posée ou circulaire, en appelle d’autres à l’infini. Cela donne une des clefs des mésaventures des deux « idiots » : ou bien ils repassent, tels les Dupont-Dupond chez Hergé, sur leurs propres traces ; ou bien ils butent sur telle solution qui rate immanquablement ; ou bien leurs découvertes conduisent à des régressions à l’infini dans la recherche de la bonne méthode. Borges fait aussi un rapprochement éclairant de Flaubert avec Swift, que Taine lui suggéra : entre  l’académie de Lagado visitée par Gulliver et l’université aux champs de Bouvard et Pécuchet, il n’y a qu’un pas.

Mais leur problème n’est pas seulement celui du savoir, il est, comme l’a très bien vu Deleuze dans Différence et répétition (1968), celui de l’application du savoir, c’est-à-dire celui du jugement : en termes kantiens, celui de la subsomption d’intuitions sous des concepts. Au chapitre VIII, les bonshommes lisent Kant, et Flaubert fait quasiment allusion à la formule kantienne : « Des concepts sans intuitions sont vides, des intuitions sans concepts sont aveugles », qui pourrait aussi bien figurer dans le Dictionnaire des idées reçues. Ils n’ont en fait ni concepts ni intuitions, et auraient dû lire le début de l’Analytique du jugement : « Le manque de jugement est proprement ce qu’on appelle la bêtise, et contre ce vice il n’y a point de remède ». Mais même si la question du jugement est l’un des ressorts principaux des aventures des deux « idiots », cela reste une conception trop intellectualiste de la bêtise, qui n’est pas seulement un défaut cognitif, mais aussi un défaut de la sensibilité et de l’accès affectif aux valeurs. Bouvard et Pécuchet aiment le savoir, mais trop : ils ne savent pas comment l’aimer ni comment l’utiliser. C’est ainsi que Bouvard rêve et délire sur l’engrais dans ses tentatives agricoles, en le prenant pour une panacée [1]. Ici Musil complète Flaubert : il appelle « bêtise sophistiquée » celle des gens intelligents qui savent beaucoup de choses, mais chez lesquels on observe « l’expression d’une harmonie insuffisante entre les caprices du sentiment et un entendement qui ne suffit pas à les contenir ». En ce sens, Bouvard et Pécuchet ne sont pas tant des idiots que des esprits faux. Musil distingue aussi cette bêtise savante et raffinée de la « bêtise probe des simples », celle des gens qui n’ont pas inventé l’eau tiède, mais qui ont le cœur sur la main.

Ce cœur simple, c’est celui de Félicité, à propos de qui Flaubert, cité par Bouveresse dans La connaissance de l’écrivain, dit qu’il « veut apitoyer, faire pleurer les âmes sensibles, en étant une moi-même ». Et c’est ici qu’on retrouve la bêtise de Gustave lui-même, son affinité avec ses héros et ses héroïnes, quand ils contemplent simplement la vie. Les éditeurs de La tentation de saint Antoine citent une lettre de 1846 à Louise Colet où Flaubert dit aimer le charme du « grotesque triste », dont il entend tirer  une sorte de philosophie morale, celle de  reconnaître et d’exposer « ce ridicule intrinsèque à la vie humaine elle-même, et qui ressort de l’action la plus simple, ou du geste le plus ordinaire ». Ici, comme le vit aussi bien Musil, la bêtise prend une dimension mystique, celle de la contemplation du monde, dont l’expression la plus fréquente est le fameux imparfait éternel que Proust commenta dans Le style de Flaubert : « Comme il faisait une chaleur de trente-trois degrés, le boulevard Bourdon se trouvait absolument désert » ; « C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar » ; « Nous étions à l’Étude, quand le proviseur entra »… Dans ces imparfaits qui figent les personnages dans l’être parménidien, c’est la bêtise béante du monde qui ouvre devant nous son gouffre. Et Bouveresse a certainement raison ici de dire que cette connaissance ne relève pas de l’entendement, mais du sentiment.

On trouvera dans ce cinquième volume des Œuvres complètes (qui paraît en même temps que le tome IV, 1863-74, et un Album Flaubert) les trois dernières grandes œuvres de Flaubert : La tentation de saint Antoine (troisième version, 1874), les Trois contes et Bouvard et Pécuchet, avec leurs diverses variantes, les lectures de Flaubert pour la Tentation, et surtout l’extraordinaire dossier de Bouvard et Pécuchet, composé de plus de 700 pages de citations, extraits et listes, qui forment le matériau du second volume que les deux héros copient à la fin du premier, avec les versions successives du Dictionnaire des idées reçues. De nombreux extraits de cette encyclopédie de la sottise du XIXe siècle avaient jadis été publiés par Geneviève Bollème aux Lettres Nouvelles dirigées par Maurice Nadeau, par Pierre-Marc de Biasi, et par Stéphanie Dord-Crouslé sur l’inestimable site Flaubert de l’université de Rouen et dans la revue Flaubert. Les autres maîtres d’œuvre de cette édition, flaubertiens éminents, Anne Herschberg-Pierrot, Pierre-Louis Rey et Jacques Neefs, accomplissent un travail titanesque sur les manuscrits, les notices et les notes, qui relègue définitivement Louis Conard au placard.


  1. Voir Florence Vatan, « Cultiver son jardin : rêves et délires de l’engrais dans Bouvard et Pécuchet », Revue Flaubert, 18, 2019, et « Esprit, bêtise, idiotie : Le cas Flaubert », L’Esprit Créateur, Johns Hopkins University Press, Vol. 56, 4, Winter 2016.

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