Entretien avec Yannick Haenel

Pendant trois mois, de septembre à décembre 2020, Yannick Haenel, avec le dessinateur François Boucq, a suivi pour Charlie Hebdo le procès des attentats de janvier 2015. Tenue par un écrivain, cette chronique judiciaire est devenue un livre et une méditation sur le témoignage, la violence de l’histoire, l’antisémitisme. En partenariat avec EaN, un entretien de la revue Tenou’a croise cette expérience avec celles de la rabbine Delphine Horvilleur et du psychanalyste Stéphane Habib.


Yannick Haenel et François Boucq, Janvier 2015. Le procès. Les Échappés-Éditions Charlie Hebdo, 216 p., 22 €


Delphine Horvilleur : Souvent, on me demande comment je fais pour être confrontée au quotidien à la mort, au deuil, à la tragédie. Comment avez-vous fait pour traverser cela, chaque jour entendre ces témoignages ? Est-ce que vous vous étiez préparé à ce face-à-face avec le témoignage, physiquement, spirituellement ?

Je ne me suis absolument pas préparé, mais j’écris toujours et tout le temps, et il s’agissait d’écrire. J’ai séparé le tribunal et chez moi. J’ai écrit chez moi. Très vite, je me suis rendu compte qu’il m’était impossible d’écrire immédiatement le soir au retour après huit heures d’audience. Je prenais trente pages de notes dans la journée. Mon idée était de transmettre absolument tout ce que j’avais entendu ; c’était une folie. J’ai huit cents pages d’écriture qui sont là, je ne sais pas quoi en faire. Donc je prenais en note, je dormais et, à 4 heures du matin, chez moi, dans un autre espace, quelque chose se passait qui relevait de la rencontre entre les morts et les vivants. La parole que j’écoutais pour ne rien en perdre dans la journée se transformait en quelque chose d’autre qui devait être ma parole. L’écriture est mon éthique, ma manière de transformer immédiatement ce que je vis, ce que j’entends, ce que je subis, non pas en défense mais en une vulnérabilité qui est adressée. J’improviserais cela comme définition : une vulnérabilité adressée.

J’ai compris qu’il ne fallait pas que je me protège, ni que je me repose, pour être à la hauteur de ces paroles qui étaient celles de témoins, de parties civiles et aussi d’accusés, qui avaient affaire d’une façon ou d’une autre à la tuerie, que tous avaient subie, même les accusés. Oui, même les accusés avaient subi le fait d’être pris dans la tuerie. Moi, je n’y étais pas et je parlais pourtant à la place de gens qui en étaient revenus. Inventer quelque chose a été une nécessité immédiate. Alors j’ai inventé ce que je connais, c’est-à-dire une parole, l’écriture. La folie était de décider de me tenir à hauteur de mort. Sans cesse, je me disais que je ne voulais jamais oublier les morts, ceux de l’Hyper Cacher, celle de Montrouge et ceux de Charlie Hebdo. Mais j’ignore ce que signifie « ne pas oublier les morts ». Il me semble comprendre que le deuil consiste quand même à mettre de l’oubli dans la mémoire, à faire une transaction avec la mémoire. Et là, il s’agissait de les rendre présents, c’était un acte un peu thaumaturgique. Ce qui m’importait ne relevait pas du judiciaire, j’ai été embarqué dans du métaphysique immédiatement.

Couvrir le procès Charlie Hebdo : entretien avec Yannick Haenel

Dessin tiré de « Janvier 2015, le procès » © François Boucq, Charlie Hebdo/Les Échappés

Stéphane Habib : Ce dont je voudrais parler avec vous au sujet de ce livre, c’est de votre rapport à l’écriture. De ce que c’est pour vous que la littérature. Ce livre exige une lecture microscopique, très minutieuse, afin de prendre la mesure de l’intensité de ce que vous mettez en jeu. Le montage de ces textes est une des plus grandes méditations consacrées à la justice que j’ai lues. Je voudrais préciser que, pour vous, la justice signifie, toujours en même temps, la parole et la vérité. Il y a une tresse, dans le texte, justice/parole/vérité. Ce sont trois motifs obsédants dans tout votre travail, peut-être depuis le premier livre publié. Dès la préface, vous parlez « d’une vérité humaine et politique qui ne cessait chaque jour de s’y faire entendre » et vous dites que « la mort n’a pas le dernier mot et cela s’appelle la justice ». Et à la phrase suivante, vous faites un usage fondamental de la langue en parlant des « survivants ».

Ce sont eux qui voulaient être nommés ainsi, Simon Fieschi et Riss. Ç’a été un moment très important du procès lorsque la dénomination a été reprise par ceux qui la subissent. Les victimes ont dit qu’elles voulaient retourner la victimologie contre la société. Elles ont alors dit : « On est des survivants, des rescapés ». Riss allait jusqu’à dire : « Nous sommes des innocents ». Le mot survivant est reconstruit dans ce procès.

S. H. : On voit, en lisant le texte, qu’il s’agit à la fois d’un livre de survivance – il y a des choses qui reviennent sans arrêt, qui hantent – et d’un livre qui est travaillé par l’inquiétude pour la survie. Ce qui est, selon moi, la définition la plus stricte du politique. Et il y a un quatrième fil partout présent, que vous définissez politiquement, qui est le terme de « liberté ». Je cite les derniers mots de la préface : « Grâce à ce procès, mais aussi grâce à lui [ici vous parlez de et rendez hommage à Samuel Paty], nous sommes devenus plus libres : nous n’arrêtons plus de penser, et seule la pensée nous grandit ». Pour vous, la littérature, écrire, n’est-ce pas rejouer à la fois et la plus vieille des métaphysiques et les questions les plus fondamentales de l’éthique et du politique et de la poésie ?

Ce procès m’a dénudé. Il se trouve qu’à chaque livre qu’on écrit, la moindre des choses est de s’y retrouver enfin nu et de tout reprendre à zéro. De fait, tous les grands signifiants dont vous parlez sont là, et ce ne sont absolument pas des grands mots, ce sont de petits mots, ce sont les failles dans le rocher d’où vient la première des voix. Je me suis disposé à être le plus vulnérable possible – ce que je n’ai pas eu à choisir –, aussi pour me rendre disponible à quelque chose qui n’est pas simple et où se nouaient à chaque instant tant de paroles que cela créait et fondait et déconstruisait à chaque instant un parlement des voix.

Je n’avais jamais mis les pieds dans un tribunal, c’était là ma première réticence à l’invitation qui m’était faite. La deuxième réticence était qu’il s’agissait d’écrire à la place de gens qui en revenaient. Je craignais que ce que j’allais en dire ne soit pas assez juste par rapport à ceux qui avaient été sur la scène de crime. Or précisément cette possibilité de discordance a été mon éthique. Le champ libre qu’on m’a laissé, quitte à divaguer, au sens mallarméen, apportait quelque chose à ceux qui revenaient, selon leurs dires. Ce n’est pas que j’attendisse de la justice la vérité. Tous ceux qui sont venus, je les ai écoutés, pas seulement pendant le procès mais aussi à côté, tous m’ont dit attendre de la justice la vérité. Cela m’étonnait car la vérité avait lieu à chaque instant, et je me disais qu’il ne s’agissait pas d’attendre la vérité, elle était là tout le temps. J’ai été confronté de manière temporelle, urgente, à chaque instant, au fait que toute personne qui s’exprimait participait – je ne dis pas qu’elle disait la vérité, mais bien qu’elle participait – à cette séquence qui n’existe pas dans la société. Le parlement des paroles, la manière dont la parole se parle, cette démocratie de la parole où la contradiction est là sans cesse, ça n’existe pas « en vrai » comme disent les enfants, et là, ça existe. C’était inouï.

Couvrir le procès Charlie Hebdo : entretien avec Yannick Haenel

Dessin tiré de « Janvier 2015, le procès » © François Boucq, Charlie Hebdo/Les Échappés

D. H. : La vérité, dans la pensée juive, est un des noms de Dieu, qui se dit Emet. C’est un pilier du monde. Et c’est un mot très particulier, parce qu’il s’écrit avec la première lettre de l’alphabet, celle du milieu, et celle de la fin, et donc la vérité est le trépied de l’alphabet. Le monde est soutenu par la vérité qui agit comme un équilibre.

En vous écoutant, je pensais aussi à la notion de justice. Lorsqu’on accompagne les morts dans la tradition juive, on prononce une prière centrale au cimetière, le El Malé Rahamim, pour l’élévation de l’âme des morts, où donc on tisse le lien entre les vivants et les morts. Dans cette prière, on dit cette chose étrange : qu’à la mémoire des morts, on va donner de la tsedaka, mot parfois (mal) traduit par « charité ». Mais tsedaka veut dire « justice ». Cette prière nous dit que ce que nous pouvons faire pour les morts, c’est de nous soucier de la justice. Ce que les morts attendent de nous, c’est que nous investissions dans la tsedaka, c’est-à-dire la justice sociale pour les vivants. Se soucier de la justice se fait à la mémoire des morts.

Ce qui me trouble, c’est la façon dont votre écriture a construit ma « liturgie » durant cette période. C’était au moment des fêtes de Tishri, je me demandais de quoi j’allais parler lors de mon sermon de Kippour, et c’était au moment de la séquence du procès qui concernait l’Hyper Cacher. J’ai lu alors votre chronique autour de Zarie Sibony. Vous y parliez du monde d’en haut et du monde d’en bas. Ce qui est incroyable, parce que Yom Kippour est une convocation à un tribunal : nous sommes tous convoqués à la barre comme accusés d’un tribunal collectif. Et la prière débute par ces mots : « Au tribunal d’en haut et au tribunal d’en bas, nous déclarons solennellement que l’on peut prier avec ceux qui se sont égarés ». Et Kippour commence. Il était, avec votre texte, troublant de voir s’établir des liens entre les mondes.

L’expérience que j’ai faite de cet espace étonnant qui ne fait que produire de la parole, les audiences, faisait revenir sans cesse cette phrase de Levinas : « La vérité suppose la justice ». On est là dans quelque chose qui est la nécessité d’une éthique : la vérité ne va pas sans éthique, à savoir qu’elle exige un soin, et l’écoute est une forme de soin. Il est vrai que ce procès a été pour moi une expérience de mise à l’épreuve de l’écriture : quelqu’un qui a cette pratique bizarre de l’écriture, cette liturgie – peut-être sans dieu mais qui a son propre dieu –, entend-il quelque chose que le procès lui-même n’entend pas ? Comme j’ai eu la chance de produire tous les jours, d’écrire un livre en public, je suis devenu sans l’admettre le narrateur du procès. C’est une chose folle. Et le président de la cour lisait, avant d’ouvrir l’audience, ce que j’avais écrit de la veille. La question de la vulnérabilité était nécessaire parce qu’aucune puissance ne peut être à même d’entendre ce qui se dit de parcellaire et de puissant depuis la faiblesse. Il faut être extrêmement faible. Je n’ai cessé de m’affaiblir, j’étais tenu de partout, parce que cette faiblesse devenait presque sacrée – je ne comprenais rien à ce que je faisais, parfois – en ce qu’elle seule pouvait rendre compte de tout ce qui se tramait.

D. H. : Seul le cassé peut raconter le cassé : la puissance ne peut pas témoigner.

Je le crois, oui. Même Nietzsche disait : « Il faut rougir de la puissance. »

S. H. : C’est cassé. Il y a des bouts de vérité. Il y a donc des bouts de vérité parce que c’est cassé. En français, la langue dit « rendre la justice ». Votre texte aura consisté à attraper des bouts de vérité et à les articuler. Dans la tradition juive, il y a cette importance du shmattes, du chiffon, du tissu, comment on coud, on recoud, découd et recommence. Comment prenez-vous et répondez-vous à la question à laquelle il y a fort à parier que vous avez dû être confronté, celle de savoir, un peu sur le ton de Molière : « Mais que diable allait-il faire dans cette galère ? », de savoir donc ce que la littérature va faire dans un tribunal.

J’ai pensé à ce verset très connu du Deutéronome, 16,20 : « La justice, la justice tu poursuivras ». Cette répétition est l’objet de bien des commentaires. Un jour, Delphine Horvilleur a cité dans Tenou’a cette interprétation de Nahmanide : « Tu poursuivras la justice au tribunal et tu œuvreras à la justice au quotidien dans chacune de tes actions. » Ce livre pourrait bien être le passage à l’écriture de ce vieux commentaire du XIIIe siècle. Est-ce que « justice » pourrait être le nom de ce que cherche votre écriture ?

D. H. : J’ajouterai que ce que j’aime dans cette phrase, c’est l’effet de bégaiement. Un point extrêmement cher au rabbin. Moïse est choisi parce qu’il bégaye, le porte-parole choisi a un défaut d’élocution et donc c’est exactement ce dont nous parlions : la faiblesse. Si tu n’es pas vulnérable et cassé, si ta parole n’est pas cassée, tu n’as pas le droit de parler…

… parce que tu n’entends pas.

C’est vrai qu’a priori la littérature n’a rien à faire avec la loi. Et mon cher éditeur, Philippe Sollers, s’en est étonné, qui me dit : « Un écrivain ne va pas dans un tribunal ». Durant la nuit après laquelle Riss m’a proposé d’y aller, un an avant le procès, pendant l’insomnie, j’ai repensé à cette parabole de Kafka, « Devant la loi », dans Le procès. On oublie toujours que c’est un prêtre qui lui délivre cette parabole et que suit une sorte de midrash. Ils n’arrêtent pas, tous les deux, de commenter. Ça dure dix pages. Riss donc (d’où l’insomnie) m’avait demandé : « Est-ce que tu viens ? » et, a priori, c’était non parce que je pensais que dans cette parabole la porte de la loi était fermée. Au cours de la nuit, je me suis levé et je suis allé chercher dans Le procès : la porte est ouverte, évidemment. La porte de la loi est toujours ouverte. J’ai été frappé par le fait, bien sûr que cette porte n’est que pour lui, cette porte n’est ouverte que pour moi, pour chacun de nous à chaque instant, et il ne s’agit peut-être même pas d’entrer, mais il y a une lumière. Dans le texte, il s’agit d’une lumière qui ne s’éteint jamais et qui vient de très très loin. C’est la seule chose qu’il peut voir : il n’entrera jamais mais il bénéficie de cette lumière. Et, dans la nuit, j’ai écrit à Riss en lui disant : « J’y vais ». Je passe la porte.

Pour la première fois, je suis entré dans ce tribunal. À aucun instant je ne me suis dit que la littérature pouvait apporter quelque chose de plus mais, au contraire, qu’elle était un lieu, un espace qui peut-être allait correspondre à cet espace vide au cœur de la Loi, au cœur du tribunal, qui m’a sauté aux yeux en quelques secondes, et qui est celui de la barre. Entre la cour, les accusés, les parties civiles, les journalistes et les avocats, il y a un rectangle blanc. Et une barre transparente. Comme dans certains tableaux d’Anselm Kiefer, ou comme un Rothko, comme dans un monochrome blanc. Non seulement j’y voyais la page qu’il s’agissait de remplir mais j’ai vu la liberté possible et le fait que la littérature au sens de l’écoute de toutes les voix, la parole qui parle, n’avait pas à s’imposer, que cela allait se faire presque sans moi, que j’étais un enregistreur. Il m’a fallu quand même convertir ce qui se passait là chaque jour. Dès qu’un témoin venait prêter serment devant cette barre transparente et parler, il m’a fallu convertir ça en phrase, parce que tout cela ne faisait pas narration. Je n’ai pas pu rester loin, cela a impliqué une exploration du pays du récit. J’ai pensé que la justice, c’était ça : le pays du récit.

C’était ma charge à moi. Parce que parler pour des gens qui ont été tués, parler pour des gens qui n’ont pas tout à fait été tués, parler pour des gens qui ont échappé à la mort, parler pour des gens qui viennent parler mais ne savent pas parler, c’est aussi subir le poids du monde, comme dit Peter Handke. Et j’ai encore mal ici, et là, et là, mal dans mon corps. Je sais très précisément où dans mon corps est Riss, où est Coco, où est Zarie Sibony, où sont tous ceux que j’ai entendus. Et tous les matins à quatre heures, avant l’aube, ce poids, pendant que j’écrivais de quatre à sept, je ne le sentais plus. La littérature aussi je l’ai affaiblie, jusqu’à ce filigrane, cette transparence de la barre, ça a été un filtre.

Couvrir le procès Charlie Hebdo : entretien avec Yannick Haenel

Dessin tiré de « Janvier 2015, le procès » © François Boucq, Charlie Hebdo/Les Échappés

D. H. : Depuis 2015, je pense beaucoup à ce trouble que j’ai ressenti après les attentats quand Charlie a sorti cette une : « Tout est pardonné ». Autour de moi, le monde se répartissait en deux « catégories » : ceux qui ont compris cette une et ceux qui ne l’ont pas comprise et qui, pour beaucoup, étaient mes amis juifs. C’est intéressant parce qu’il y a un élément théologique dans cette une qui n’est sans doute pas conscient : dans le judaïsme, et particulièrement depuis la Shoah, il y a cette idée très forte qu’on ne peut pas pardonner à la place des victimes. C’est une théologie qui est beaucoup moins centrée sur le pardon que le christianisme. Je me demandais si la question du pardon avait surgi pour vous dans le procès.

Je me suis mis à la place de tout le monde, ce qui m’était reproché sans cesse par Charlie Hebdo lorsqu’ils lisaient mes textes. J’ai toujours pensé qu’à Charlie Hebdo il y a du sacré. Eux ne cessent de dire que non, ce que j’entends comme de la pure dénégation. Le « Tout est pardonné », c’est une chose grandiose et je crois que vous-même, Delphine, vous avez donné une explication en posant que le monde se sépare entre ceux qui font de la place aux autres et ceux qui n’en font pas. Mais cette une assez folle faite par Luz, la nuit, à trois heures du matin, pour laquelle il a tout donné en disant « Tout est pardonné », avant de démissionner, je pense que même Charlie Hebdo ne l’a pas comprise. Cela allait tellement loin, théologiquement justement. Ce qui n’est pas grave, parce que ce signifiant-là nous a embarqués dans un nouveau monde.

S. H. : Dans le livre, on trouve cette phrase à propos de la nomination : « Et les morts ne meurent pas tant que nous parlons d’eux, ils vivent à l’intérieur de notre parole ». Je me demandais si ce n’était pas là ce qui fonde et oriente votre écriture depuis très longtemps. Est-ce cela que vous appelez témoigner : que la parole porte les noms ? Et ce serait cela aussi, faire parler la parole ?

Ce livre-là n’est-il pas alors dans la continuité de votre grand livre Jan Karski qui s’ouvre sur cette phrase de Celan : « Nul ne témoigne pour le témoin » ? Vous choisissez d’ailleurs de la traduire par une question. Un appel. Un appel auquel vous répondez. L’écriture ferait alors des verbes « écrire » et « témoigner » des inséparables, des inextricables.

Je me rapproche de plus en plus des morts, et donc des vivants. J’ai bien conscience d’accomplir aujourd’hui, plus de dix ans après la publication de Jan Karski, quelque chose qui balbutiait à travers mon amour pour un témoin innocent, que je n’ai pas choisi par hasard, qui était catholique comme moi mais qui s’est dit catholique juif, ce qui est l’impossible même. Je pourrais dire la même chose. Je crois que la parole qui se prononce à travers les corps parlants autour de nous, ceux qui témoignent, cette parole ne cesse de déchiffrer les noms qui sont portés.

C’est vrai que ce livre, que j’ai conçu comme livre depuis le début – je ne suis pas journaliste, je ne sais pas rendre compte d’une chose sur le moment, il faut un feuilleté de temps –, c’est l’action de l’herméneutique et de l’invocation. La question des noms convoque pour moi toujours deux choses : l’herméneutique, c’est-à-dire le déchiffrement, et la manière dont on les appelle. Et ce qui m’a beaucoup frappé dans ce procès, dans cette position très étrange pour un écrivain, c’est que j’ai trouvé du bonheur à être là. Nietzsche dit : « Éprouver du bonheur jusque dans la terreur de l’esprit ». J’étais terrorisé, mais j’ai éprouvé de la joie à être dans cette terreur de l’esprit, parce que l’invocation que ça implique, la mise en présence de toutes ces personnes qui ne cessaient de s’exprimer, à la fin, on ne peut qu’appeler ça de l’amour. Cette addition des paroles qui ont permis quelque chose, c’était à moi de les couturer. J’étais gratifié par ces paroles toute la journée, et je cousais quelque chose la nuit pendant trois heures.

Couvrir le procès Charlie Hebdo : entretien avec Yannick Haenel

Dessin tiré de « Janvier 2015, le procès » © François Boucq, Charlie Hebdo/Les Échappés

D. H. : Dans la Genèse, cette phrase revient dans le récit de la création : « Il fut soir, il fut matin, jour un » ; « Il fut soir, il fut matin, jour deux ». On compte les jours toujours, dans le judaïsme, en commençant par la nuit. Le temps se compte au coucher du soleil : l’histoire commence si tu traverses la nuit. Or ce que vous exprimez, c’est cette création en traversant la nuit, ça commence toujours dans l’obscurité. J’ai trouvé que ce dialogue entre les dessins et le texte, le surgissement de tous ces visages, crée un pont entre les mondes pour le lecteur. Cela m’a donné l’impression d’un dialogue permanent entre des univers, un entre-deux. Et cela m’a rappelé le témoignage de Zarie Sibony qui a bouleversé tant de monde, avec ce contraste entre sa grâce et l’horreur de ce qu’elle raconte, c’est un entre-deux-mondes.

Parce qu’elle a été celle qui a réussi à faire tenir des mondes alors même que s’amassaient des cadavres autour d’elle, elle a réussi à faire que ça tienne encore. Je me disais précisément qu’à travers elle on voyait que la fragilité, non seulement avait tenu tête encore à la pseudo-puissance, celle des armes, mais qu’elle l’avait vaincue, puisqu’elle avait réussi, à travers son témoignage, à venir bénir, en un sens, ce qui avait été profané. Son témoignage remettait du sacré, un sacré en lambeaux, pour chacun.

S. H. : Je voudrais rendre hommage à une autre femme. En lisant ce que vous dites de la plaidoirie de maître Zagury, à propos de l’assassinat de Clarissa Jean-Philippe, on approche de la compréhension de quelque chose qui manifeste ce qu’il y a d’infini, d’insoutenable (et Lacan disait que « l’âme est ce qui tient tête à l’insoutenable ») dans la logique de l’antisémitisme, de ce qui en fait une structure. C’est que Clarissa Jean-Philippe est la victime d’un crime antisémite. Cela m’a rappelé cette phrase de Levinas qui m’obsède. Il s’agit de la dédicace d’Autrement qu’être ou au-delà de l’essence : « À la mémoire des êtres les plus proches parmi les six millions d’assassinés par les nationaux-socialistes, à côté des millions et des millions d’humains de toutes confessions et de toutes nations, victimes de la même haine de l’autre homme, du même antisémitisme ». Autrement dit, on peut être assassiné par le déchaînement de la rage antisémite alors même qu’on n’« est » pas juive ou juif. À moins que… Il faut toujours des guillemets autour d’« être » dans « être juif ». Ou bien immédiatement risquer cette phrase : il n’y a pas d’« être juif ». Ou encore Sartre a raison, le Juif existe par l’antisémitisme et, dès lors, Clarissa Jean-Philippe, qui n’est pas juive, est juive en même temps. Je me demande si ce n’est pas ce qu’invite à comprendre votre texte à ce moment-là du livre.

Je m’engage à penser que le crime contre Charlie Hebdo était aussi un crime antisémite, pas uniquement parce qu’ils ont tué Elsa Cayat, pas seulement parce qu’elle était une femme alors qu’ils ont dit qu’ils ne tuaient pas les femmes. Mais je sais, et ce procès au moins l’a élucidé, que non seulement ce jour à Montrouge devait être un crime antisémite et donc l’a été même si la cible n’est pas juive. Mais contre Charlie Hebdo, je sais que c’était déjà de l’antisémitisme. Les Kouachi, on l’a compris, l’enquête l’a montré, sont des gens qui désiraient, à un moment de leur vie, avant d’aller en Syrie, « casser du Juif ». Pour moi, cette tuerie faisait de Charlie Hebdo des Juifs.

Propos recueillis et mis en scène par Stéphane Habib et Antoine Strobel-Dahan. Cet entretien a été publié initialement dans la revue Tenou’a en avril 2021.

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