Poésie sans raison, poésie tout court

En rassemblant ces textes hors des lignes, qui s’affranchissent des lois de la langue, Anouk Grinberg fait entendre leur vitalité, leur étrange gravité. Elle donne un destinataire à des écrits enfouis, comme l’ont été celles et ceux qui les ont produits. Et pourquoi moi je dois parler comme toi ? est un livre sur la création et sur la vie, pas un livre sur la folie.


Et pourquoi moi je dois parler comme toi ? Écrits bruts (et non bruts) réunis par Anouk Grinberg. Le Passeur, 256 p., 18,90 €


« Je, pronom pers., enfonce, un / verbe, un clou, un symbole / de dureté et de force. J’en- / fonce un clou – le / processus. » Poème d’Ernst Herbeck (1920-1991), ouvrier, interné pour schizophrénie au retour de la guerre. Le « processus », évoqué plus haut, disloque la langue, écorne l’écriture, dévaste la personne de part en part, malmène sa pensée, aboutit à ce « chaos nourricier » fondateur, devenu certes source d’inspiration poétique, mais sujet à caution pour les êtres dits normaux. La capacité d’invention semble constamment à l’orée d’une autre possibilité langagière qu’il s’agit de créer, d’un ailleurs remodelé, en dehors de toute règle prescrite, voire à l’aune d’un dépaysement souhaité. Qu’est-ce que la folie ? Comment communiquer lorsque nul ne répond ? « J’appelle quelqu’un de brisé / Quelqu’un de fier que rien n’a pu briser », répond Henri Michaux.

Et pourquoi moi je dois parler comme toi ? Écrits bruts (et non bruts) réunis par Anouk Grinberg

Anouk Grinberg dans « Molly Bloom » d’après « Ulysse » de James Joyce, au Théâtre des Bouffes du Nord (2014) © CC/Sigoise

« Dans le fond, je n’ai jamais été un enfant, et c’est pourquoi, je le crois fermement, il y aura toujours un reste d’enfance en moi. Je n’ai fait que croître, vieillir mais l’être est resté. […] Je ne me développe pas. En voilà une assertion. Peut-être n’aurai-je jamais de branches ni de rameaux. Un jour mon être et mon commencement émettront une sorte d’odeur, je serai fleur et sentirai un peu. Comme pour mon seul plaisir », écrit Robert Walser (1878-1956). Sentir comme pour son seul plaisir, sans aucune attente que celle-là ? Devenir autre, en un tour de passe-passe, est-ce envoyer valdinguer les convenances, s’affranchir des lois, transgresser ingénument, ou non, toutes les conventions admises jusqu’à l’absurde. « Cela Extenuade », on le conçoit. Car comment répondre aux questions qui hantent, et « bruliquades » par exemple, lorsque l’on a « trompé, utopié la confiance de tous », alors même que l’on regrette « cette absence ignorancique » ? interroge Samuel Daiber (1901-1983), fils de pasteur, dont la particularité, justifiant l’internement, est qu’il restait longtemps dans sa chambre.

L’ensemble des lettres réunies par Anouk Grinberg – pour la plupart restées sans écho – donne à voir un monde étonnant d’inventivité joyeuse, dirait-on, de liberté sans norme, de jubilation souvent. Un univers en expansion, échevelé, obéissant à ses propres lois, certaines missives s’ornent d’extraordinaires dessins dits « d’art brut », art auquel Jean Dubuffet s’est longuement intéressé, et qu’il a défini.

Et pourquoi moi je dois parler comme toi ? Écrits bruts (et non bruts) réunis par Anouk Grinberg

Ainsi, la langue bascule, s’effondre à l’instar du sujet qui perd pied progressivement. Elle se démène, au cœur d’un imaginaire débridé, malicieux, presque enfantin. Elle s’ébranle, se polarise, s’organise différemment. C’est la différence qui pose problème, toujours : « la mort est semoule ». En effet, comment dire autrement « la mort est grande » ? Ou comment lire ces lignes de Charlotte Morin Jégo (1895-1969), internée, puis libérée de l’asile, mais qui demande à revenir à l’hôpital de Saint-Alban : « Je suis poupée million Chanteuse, danseuse, poisse Etoile cartée Hestz 267550 mignonne jolie patriote psychiatre charmeuse ensorceleuse cajoleuse adorée douceou méchante mere braveleste propre courageuse energique populaire mondiale invétérée doulette instruite éduquée-minutieuse diabolique ingénieuse » ? La « chaloupeuse, croix de guerre, marchande d’amour putin de dieu et d’Hitler étoile en carte » se saisit du langage comme d’une arme, explosive, inédite, également soucieuse du savon qu’on lui refuse, des soins dont sa peau « première et mousseuse » aurait besoin.

Nulle déférence au savoir chez ces autodidactes insurgés, délirants restés hors du champ culturel et littéraire. Advient soudain chez le lecteur une sorte de tournis, d’éblouissement salutaire devant la faconde imaginative, ou l’ingéniosité simple qui paraît ainsi se jouer des obstacles.

Est-on idiot, voire fou, pour autant, lorsqu’on a des visions, des échos qui étrillent, des mots qui vous traversent, vous hantent telles d’infinies « sonorités intérieures », martelantes, tels des aphorismes absolus que l’on tente de traduire, à sa façon, fût-ce maladroitement ? [1]

« Les cloches sonnent sans raison et nous aussi / les soucis que nous portons en nous avec nous / qui sont nos vêtements intérieurs / que nous mettons tous les matins / que la nuit défait avec des mains de rêve », note Tristan Tzara, « autour de son noyau le rêve qu’on appelle nous ».


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