La voix de Mauriac

La voix blessée de François Mauriac blessait l’oreille de ceux qui tentaient de l’écouter. La réédition de son Bloc-notes, un demi-siècle après sa mort, est l’occasion d’entendre sans fêlure la pensée politique de ce Prix Nobel qui, sous la IVe République puis sous le gaullisme, ne cessa de prendre parti.


François Mauriac, Le bloc-notes. Tome 1, 1952-1962. Tome 2, 1963-1970. Préface de Jean-Luc Barré. Édition établie et annotée par Jean Touzot. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1 344 p. et 32 € chacun


Michel Debré a raconté que, début novembre 1958, lorsque, en tant que Premier ministre, il proposa que « le plus grand écrivain français vivant » fût élevé à la dignité de grand-croix de la Légion d’honneur, il ne s’agissait pas de Malraux, présent à ce Conseil des ministres, mais de l’auteur du Bloc-notes. De Gaulle n’y était évidemment pas hostile malgré son désaccord avec les « orientations de Mauriac qui souhaitait une négociation avec les rebelles algériens ». Une voix s’éleva contre cette distinction, celle du ministre d’État Guy Mollet, qui s’était illustré par son bellicisme en Algérie et sa justification, au moins implicite, de la torture.

Dirait-on encore au XXIe siècle que la qualification de « plus grand écrivain français vivant » convenait au Mauriac de la fin des années 1950 ? Il n’est certes pas oublié ; il a été pléiadisé sans avoir jamais été un auteur Gallimard. Même s’il ne s’est jamais voulu moderne, le romancier n’a pas cessé d’être lu, à la manière d’un classique dont on ne sait plus trop à quelle époque il écrivait. Jean-Yves Tadié visait juste lorsqu’il disait que ses « romans brefs, classiques et purs » constituaient « l’apothéose d’un genre voué à l’étude des passions » et voyait en lui « notre XVIIe siècle ». On peut avouer que cette pureté classique n’est pas dénuée de charme, ou au contraire vouloir se détourner de sa désuétude. Reconnaissons que Mauriac avait un grave défaut : il n’estimait pas Maurice Nadeau !

Avec le Bloc-notes, il s’agit de tout autre chose qu’avec le romancier. Si le classicisme de celui-ci peut insupporter, l’essayiste peut passionner pour les idées qu’il défend et le ton qu’il adopte. Sans doute le journaliste politique s’était-il éloigné de notre horizon, en même temps que l’actualité qu’il commentait et dans laquelle il prenait parti. Restaient quelques idées reçues : éditorialiste du Figaro littéraire, polémiste, catholique et gaulliste – bref, de droite. La distance temporelle aidant, les références des noms propres s’effaçant, nous distinguons mieux l’enjeu de ses combats et ils nous sont moins étrangers que nous ne l’aurions cru.

François Mauriac, Le bloc-notes

Réception de François Mauriac à l’Académie française (1933) © Gallica/BnF

Disparue il y a trois ans, Anne Wiazemsky, la petite-fille de Mauriac, qui épousa toute jeune Jean-Luc Godard, a dessiné dans plusieurs de ses livres un portrait attachant de son grand-père, ce qui n’a en soi rien de surprenant. Ce qui pouvait l’être, c’est que le vieil écrivain catholique y apparaît d’esprit très ouvert. C’est cette ouverture d’esprit qui transparaît à la lecture de ces Blocs-notes. On imagine volontiers que le croyant qu’il était fier d’être ne pouvait voir d’un bon œil un univers comme celui de Françoise Sagan. Or, il n’hésite pas en 1957 à évoquer Mozart à propos de Dans un mois dans un an. En mai 1970, âgé de 84 ans, il regarde un film tiré de Bonjour tristesse et la morale qu’en tire ce catholique se résume à dire son incapacité de donner une autre réponse que la sienne. Il ajoute : « je n’étais pas doué pour le plaisir. […] La frivolité, à aucun moment de ma vie, ne fut à ma portée ». On a vu des moralistes plus intolérants !

Telle est la première surprise que provoque la lecture de ce Bloc-notes : découvrir un croyant si peu bigot. Il est d’ailleurs vivement attaqué par l’organe officiel du Vatican, l’Osservatore romano. Il lui faut bien admettre que « le journal qui reflète l’opinion des milieux ecclésiastiques romains est libre de s’exprimer librement sur notre action politique » mais il ajoute que, pour sa part, il agira selon ce qu’il croit juste, « sans aucun souci d’approbation ou de blâme ». Ce que l’Église n’a pas supporté, c’est qu’il s’oppose à « l’espérance dévote qui se détourne du progrès humain » et qu’il insiste pour que le chrétien témoigne de « l’espérance éternelle » en combattant « pour la justice dès ici-bas ».

Ce qu’il dit ainsi à l’Église, il le répète sur tous les tons dans L’Express de Jean-Jacques Servan-Schreiber et Françoise Giroud puis dans Le Figaro littéraire. Fin 1960, il confie dans L’Express sa tentation de quitter ce journal dans lequel il se reconnaît moins qu’auparavant, du fait de ces rubriques « Nouvelle Vague » qui lui paraissent trop coller à la mode. Il sait bien que sa liberté d’écrivain n’est pas menacée mais il craint que d’autres collaborateurs ne se censurent pour lui complaire. Il conclut sur cet argument qui le résume bien : il « hait le moralisme ».

Pourquoi avoir rejoint L’Express dans les mois qui ont suivi son prix Nobel ? On voit l’atout qu’il pouvait représenter pour cette jeune publication, mais de son côté à lui ? Le hasard ? Cela ne suffirait pas à expliquer qu’il y soit resté aussi longtemps. L’explication est à chercher dans un profond accord politique. Il s’agit d’abord de sortir de la guerre d’Indochine, il s’agira ensuite de l’Algérie, entre les deux il y eut un grand espoir partagé, incarné par Pierre Mendès France. Depuis le départ de l’homme du 18 Juin et l’éviction des communistes, la IVe République est dirigée par une alliance entre les socialistes de la SFIO, les démocrates-chrétiens du MRP et les radicaux. Ces hommes (il n’y a guère de femmes alors dans les hautes sphères du pouvoir) peuvent être d’habiles tacticiens capables de jouer finement des mécanismes du parlementarisme, mais aucun n’a l’envergure d’un homme d’État. Sauf un : PMF, comme disent les jeunes modernistes de L’Express, qui voient en lui une chance pour la France. Même s’il n’est pas de la même génération, Mauriac partage entièrement ce combat politique.

Si lui aussi croit en l’importance pour la France que Mendès accède au pouvoir et puisse réellement l’exercer, il insiste surtout sur la médiocrité de ceux qui monopolisent le pouvoir. Ceux contre qui il a les mots les plus durs sont ces démocrates-chrétiens dont il devrait se sentir proche et ces socialistes qui refusent toute alliance avec les représentants politiques des ouvriers que sont les communistes, et qui exécutent « avec constance et diligence, la politique de la droite », de la plus dure des droites. Pour complaire au lobby alcoolique, ces gens se hâteront de faire tomber Mendès France au bout de quelques mois avant de mener en Algérie une politique désastreuse fondée sur cet usage systématique de la torture auquel l’extrême droite ne trouve rien à redire. Ils n’hésitent pas à saisir L’Express quand ce journal dénonce l’usage de la torture en Algérie.

Que penser alors du 13 mai 1958 ? Est-ce un coup d’État ? Mauriac est convaincu que la venue au pouvoir du général de Gaulle est le seul moyen d’éviter le putsch fasciste qui se prépare du côté d’Alger. Il n’a pas cessé de se tenir pour un homme de gauche et il le répète à satiété. Ses amitiés restent d’ailleurs de ce côté-là, avec Defferre, Mitterrand et bien sûr Mendès France. La divergence porte plus sur l’opportunité que sur les principes. Ses valeurs demeurent la justice, l’indépendance des colonies, le refus absolu de la torture. Qui est vraiment hostile à l’instauration de la Ve République ? Le camp des parachutistes, cette « armée politisée […] liée au nationalisme français le plus turbulent et le plus irréfléchi », bref, ceux qui se reconnaîtront dans l’OAS.

Il devient donc gaulliste et le restera parce que, écrit-il en mars 1968, le Général « a rendu la liberté aux peuples que nous dominions, fermé le temple du Janus colonial, fait front contre Catilina au-dedans, dégagé la France au-dehors de l’hégémonie yankee ». La vision que, soixante ans après, nous avons du fondateur de la Ve République peut difficilement être la même, ne serait-ce que parce que les enjeux de la politique ont changé et que nous ne sommes plus obsédés par la hantise d’un coup d’État militaire. Peut-être nous est-il moins difficile de comprendre la foi de ce catholique si peu orthodoxe qu’est Mauriac, la puissance de ce qu’elle représente pour lui sans que cela lui fasse jouer les porte-drapeaux. Les religieux d’aujourd’hui pourraient faire leur cette manière de proclamer la solidité de sa foi sans croire utile de l’imposer aux autres.

Pour évaluer le parcours politique de ce grand bourgeois devenu si attentif à la justice et à la liberté des peuples, il faut se souvenir que, lorsqu’il était enfant, du temps de l’affaire Dreyfus, on lui apprenait que les pots de chambre devaient, en bon français, être appelés  des « zolas », on lui exposait les arcanes du « complot judéo-maçonnique » et on l’entraînait à crier « mort aux juifs ! ». En 1958, son « premier mouvement tout viscéral [lui] a fait désirer que les généraux factieux fussent mis hors la loi par une gauche unanime ». Hélas ! celle-ci est restée « irrémédiablement divisée […] même devant les paras de Massu ». Il lui est apparu que seul de Gaulle pouvait alors « donner à la gauche sa dernière chance : le temps de se reconstituer ». Après six décennies de Ve République, nous entendons mieux ses arguments en faveur de la Constitution du 4 octobre 1958 : ses institutions ont permis à François Mitterrand d’exercer le pouvoir et nul ne voit plus en elle un « coup d’État permanent ».

Sur d’autres points aussi nous pouvons entendre les préoccupations du Mauriac des Blocs-notes. Le 21 juillet 1969, il est sensible aux premiers pas de l’homme sur la Lune, « mais songeant qu’il ne sert de rien à l’homme de gagner la Lune s’il vient à perdre la Terre » il évoque « le Rhin empoisonné, ses milliers de poissons le ventre en l’air ». Il y a cinquante ans, la sensibilité écologiste n’était pas encore très répandue.

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