Décamérez ! La Flèche (j49)

Du néologisme verbal décamérer : « sortir de sa chambre en restant confiné ». Quarante-neuvième jour de confinement : « Méditerranée, allers retours ».

« L’amour est toujours sans espoir, alors que pourtant ce n’est qu’à lui qu’appartient l’espérance. »

Giorgio Agamben (trad. Joël Gayraud)

Décamérez ! La Flèche, ou Méditerranée, allers retours (j49)

« Diamants sur canapé », de Blake Edwards (1961)

Sur l’île de Lipari : deux jeunes gens, Constance et Martucio.

Martucio tomba amoureux de Constance ; la demoiselle trouvait au jeune homme des agréments infinis : elle se mit en devoir de répondre à son amour. Mais là encore, l’union était impossible – aux yeux du père de Constance, Martucio était trop pauvre.

Il se le tint pour dit.

Il arma une galère et se mit en tête de faire facilement fortune – dans la piraterie. Pendant un temps, il attaqua des bateaux qui croisaient dans la Méditerranée. Il en pilla beaucoup, eut de la chance : en quelques mois, il était riche. Mais il fut pris au jeu : il était dévoré par l’ambition d’en avoir encore davantage, la fortune tourna. Son bateau fut attaqué par plus fort que lui – il atterrit en Afrique, prisonnier à Tunis.

Le bruit courut à Lipari que Martucio était mort. Constance, inconsolable, résolut de mourir. Elle s’y prit de la plus étrange façon. Elle sortit un soir de chez elle et se rendit au port, dans l’intention de se mettre dans la première barque de pêcheur qu’elle trouverait vide.

Elle s’abandonnerait ensuite à la merci des vents et des flots.

Elle en trouve une, isolée des autres. Elle y entre, la détache et prend le large à force de rames et de voiles. En pleine mer, elle abandonne les rames et le gouvernail, persuadée que sa barque, qui n’était pas lestée, serait bientôt submergée, ou qu’elle irait se briser contre un rocher.

Elle s’enveloppa la tête d’un manteau
et se coucha, tout au fond du bateau.

L’événement ne répondit pas à son attente – la mer était tranquille, le vent doux la poussait vers les côtes tunisiennes. 24 heures plus tard, elle échouait sur une plage dans un petit havre, près de la ville de Souze. La jeune femme n’avait pas levé la tête : elle dormait profondément.

Sur le rivage une vieille femme pliait
des filets de pêcheurs qui séchaient au soleil.

Surprise par cette embarcation qui venait sans pilote, la vieille s’approcha doucement. Elle découvrit dedans une fille : endormie, étendue de tout son long sur les planches, empaquetée dans un gros manteau noir.

La vieille femme – elle s’appelait Chèreprise et venait d’Italie – la secoua, en italien. Constance, réveillée en sursaut, entendit parler sa langue : elle se crut revenue à son point de départ. Chèreprise la renseigna : elle avait fait la traversée.

Constance s’effondra, gagnée par la détresse,
elle fondit en larmes sur cette plage étrangère.

La vieille femme eut toutes les peines du monde à la relever. Elle la prit sous son aile, la conduisit chez elle, lui donna du pain, du poisson. Constance, calmée, lui raconta ses malheurs et accepta de s’en remettre à ses soins.

Chèreprise conduisit Constance, sous son manteau, à la ville. À Souze, elle la confia à une Tunisienne qu’elle connaissait bien. Cette femme charitable avait une petite entreprise de confection : elle logeait ses ouvrières – des femmes, exclusivement. Constance y fut accueillie avec bienveillance. Elle se fit bientôt une place dans cette communauté de femmes. C’était une nouvelle vie, bien surprenante : ses parents la croyaient morte – de l’autre côté de la mer, elle vivait, apprenait l’arabe, travaillait.

Décamérez ! La Flèche, ou Méditerranée, allers retours (j49)

© Gallica/BnF

Martucio aussi parlait parfaitement l’arabe. Il vivait à Tunis, comme il pouvait. La capitale était alors menacée par un prince de Grenade qui voulait s’emparer du royaume. Un jour, Martucio fit courir le bruit qu’il savait un moyen infaillible de se débarrasser de l’envahisseur. Le roi le convoqua.

« Qu’as-tu donc à me révéler ?
– Sire, c’est une simple affaire de flèches.
– Que veux-tu dire ?
– Vous avez dans vos armées beaucoup d’archers, je l’ai remarqué. Si vous faites en sorte que les troupes ennemies viennent à manquer de flèches, vos troupes auront la victoire assurée. »

Martucio expliqua au roi comment, en pleine bataille, dépouiller l’ennemi de ses flèches.

« Votre majesté devrait faire faire les cordes des arcs tunisiens beaucoup plus déliées qu’à l’ordinaire, et faire en sorte que le bout du trait qui donne sur la corde soit si mince, qu’il ne puisse servir qu’à ces cordes. »

L’opération, bien sûr, devait rester ultra secrète, pour que l’ennemi ne puisse y pourvoir.

« Par ce moyen, vous êtes sûr de les vaincre : lorsqu’ils auront lancé toutes leurs flèches sur vos hommes, il faudra nécessairement qu’ils ramassent au sol celles qui auront été tirées par les vôtres. Elles seront inutilisables : leurs cordes, trop grosses, ne pourront les lancer. Votre armée, alors, sera en position de triompher. »

Grâce à ses flèches, le roi de Tunis gagna la guerre contre le seigneur de Grenade. Martucio devint son favori.

L’Italien faisait beaucoup parler de lui dans tout le royaume de Tunis. On l’appelait « la Flèche ». Constance eut vent de ce Martucio qui était le bras droit du roi. Qui était-il donc ? Était-ce le même homme ? Elle voulut en avoir le cœur net : elle en parla à sa logeuse, lui confia son passé. Une enquête fut lancée : bien vite, elles surent que le nouveau favori était un ancien pirate, qui venait de Lipari. Constance en fut certaine : c’était lui.

Alors elle se rendit, voilée, à Tunis. Elle fit savoir au favori qu’une femme d’origine italienne voulait secrètement le rencontrer, qu’elle ne voulait le voir qu’en tête à tête. Il devait suivre la porteuse du message. Chèreprise faisait l’intermédiaire : elle devait le conduire, en plein cœur de la ville, au lieu du mystérieux rendez-vous.

Martucio, intrigué, suivit cette fixeuse qui parlait sa langue maternelle. Après une marche labyrinthique dans les rues tortueuses de Tunis, on le fit entrer dans une maison de la médina. Constance, face à lui, retira son voile.

Martucio fut si saisi, qu’il ne put lui parler. Il la reconnut, et pourtant il n’arrivait pas à y croire tout à fait.

« Est-ce, fait-il, ma douce amie,
Mon espérance, mon cœur, ma vie,
La dame que j’ai tant aimée ?
D’où vient-elle ? Qui l’a amenée ? »

Elle se jeta dans ses bras. Les langues se mélangèrent.

« Amie, duce creature,
Bele, fet il, queil aventure

Que jo vus ai issi trovee !
Ki vus ad ici amenee ? »

Elle lui raconte la souffrance, les tourments et le chagrin qu’elle a endurés, dans quelles circonstances elle s’est échappée : elle avait voulu se noyer, avait trouvé le bateau, était montée à bord, avait accosté là. « Mon ami, emmenez votre amante ! »

Quelque temps après, le roi de Tunis célébrait en grande pompe des noces à l’italienne. Aux jeunes mariés, il offrit un bateau – le bateau du retour.

Une splendide flèche d’or faisait figure de proue.


Pour Zrinka Stahuljak
En attendant Nadeau s’est proposé d’héberger ce « néodécameron » abrégé : Décamérez ! est une traduction recréatrice improvisée, partagée avec vous au jour le jour, pour une drôle de saison.