Décamérez ! Une chambre en ville (j46)

Du néologisme verbal décamérer : « sortir de sa chambre en restant confiné ». Quarante-sixième jour de confinement : « l’amour aveugle ».

Naples. Un couple, heureux : Catella et Philippe.
Richard, leur voisin : en couple aussi, mais sans plaisir.

Richard tomba passionnément amoureux de Catella. Elle le sut, il lui manifesta tout ce qu’un amoureux passionné peut manifester pour lui plaire. Elle resta insensible.

Il essaya de vaincre sa passion. Sans succès non plus : Catella avait laissé une empreinte profonde sur son cœur – elle était comme cousue, il ne parvenait pas à l’effacer. Il la portait sur la manche.

Richard dépérissait à petit feu.

Ses amis le réconfortèrent, ils essayèrent. Ils firent valoir la folie d’une passion sans espérance, l’amour que cette femme avait pour son époux, dont elle raffolait, son tempérament, aussi. Tout le monde le savait : Catella était d’un naturel extrêmement jaloux, au point de se trouver mal dès qu’elle entendait Philippe faire l’éloge d’une autre femme qu’elle.

Le jeu en valait-il à ce point la chandelle ?

Richard savait tout cela. Restait la lueur : elle était infime, mais elle suffisait, cette lueur, pour entretenir ses feux. C’est ainsi – il n’y pouvait rien.

Décamérez ! Une chambre en ville, ou l'amour aveugle (j46)

© Gallica-BnF

Il comprit toutefois qu’il ne parviendrait que difficilement, très tard, peut-être jamais, à se faire écouter de celle dont il était si fort épris. Il ne fallait pas compter sur le hasard, il fallait agir. Il changea d’attitude.

Il s’inventa aux yeux du monde une autre passion : il avait changé d’objet. Il donna si bien le change que tout le monde était convaincu qu’il était sincèrement passé à autre chose. Catella se sentit beaucoup plus libre avec lui. Elle n’avait plus de réticence à le voir ou à le saluer, quand elle le rencontrait quelque part. Elle lui parlait.

Un printemps, on organisa un grand pique-nique à la campagne. Ils étaient tous les deux de la partie. Richard fut raillé sur sa nouvelle conquête par tous ses amis. Catella n’était pas en reste : elle le charriait gentiment.

Il s’approcha d’elle, s’arrangea pour lui parler en tête à tête à l’écart du groupe. Il lança d’abord des généralités sur les infidélités des hommes les plus aimés ; puis il laissa planer un soupçon – il semblait penser à Philippe, en savoir plus qu’il ne le disait. Elle s’alarma.

« Que voulez-vous dire ? Savez-vous quelque chose ?
– Mais non, voyons, qu’allez-vous imaginer ? Ce ne sont que des bruits de couloir. Il ne faut pas s’y fier ! Et puis je ne veux pas vous blesser, j’ai trop d’estime pour vous, vous le savez bien. »

Quels bruits de couloir ? Elle se mit à le supplier de lui révéler ce qu’il savait.

« Madame, vous avez conservé trop d’empire sur moi pour que je vous refuse quoi que ce soit. Et puis : vous me faites mal au cœur. Mais avant que je ne vous dise ce que je sais, faites-moi une promesse absolue : ne révélez à personne, per-sonne, ce que je vais vous dire. Tant que vous ne l’aurez pas vérifié de vos propres yeux. »

Sa curiosité était piquée au vif, et fouettée par la jalousie. Elle lui promit par tous les saints de ne pas le compromettre. Qu’il parle ! Elle ne voulait pas qu’on la ménage.

« Si je vous aimais comme autrefois, je me garderais bien de vous annoncer une pareille nouvelle. Elles sont toujours suspectes, quand celui qui les annonce y trouve son compte. Mais maintenant que j’aime ailleurs, vous pouvez vous fier à moi. »

Les yeux grand ouverts, elle buvait ses paroles, et son cœur s’emballait.

« Madame, je ne pense pas que Philippe ait vos scrupules en matière de galanterie. Je ne sais pas s’il m’en veut, ou si c’est autre chose, mais à vrai dire, depuis quelque temps déjà, il fait la cour à ma propre femme.
– Votre femme ? (Elle répétait en murmurant, absente).
Cadeaux, petits mots – tous les moyens sont bons. Elle me l’a avoué. Et j’ai des doutes, pour tout vous dire, sur les sentiments qu’elle éprouve. »

Elle écarquilla les yeux un peu plus, se sentit défaillir.

« Il lui a donné rendez-vous demain. Dans une chambre en ville, à cinq heures.
– Dans une chambre en ville. À cinq heures…
– Si vous en avez le courage, vous devriez vous y rendre.
– M’y rendre…
– C’est une chambre obscure, sans fenêtre. Elle doit frapper huit fois à la porte, ouvrir, se dévêtir en silence. Elle me l’a dit. Il l’attendra dans le lit.
– Dans le lit…
– Glissez-vous donc à sa place.
– À sa place…
– Elle n’ira pas : je la retiendrai. »

Il lui murmura une adresse à l’oreille. Chambre 8.

Décamérez ! Une chambre en ville, ou l'amour aveugle (j46)

Le lendemain, un peu avant cinq heures, il s’y rendit. Il se mit nu sous les draps. Il jouait le tout pour le tout. Il attendit, le souffle court.

La porte – 8 coups : elle ouvrit doucement, referma derrière elle. Il écoutait, en alerte.

Des pas sur le plancher, des bruits froissés d’étoffe.

Elle s’approcha. Elle ne disait rien. Elle se glissa à ses côtés. Il la serra contre lui. Ils se taisaient, bouleversés. Ils se caressèrent en silence.

Que faut-il penser ? Avait-elle envie d’aventure ? Rêvait-elle de retrouver son mari dans une chambre d’hôtel ? D’être comme une autre ? De lui donner ce plaisir ?

Elle repartit, toujours en silence.

Les rendez-vous devinrent réguliers, de 5 à 7.

Elle avait deux hommes dans sa vie. Finalement.


En attendant Nadeau s’est proposé d’héberger ce « néodécameron » abrégé : Décamérez ! est une traduction recréatrice improvisée, partagée avec vous au jour le jour, pour une drôle de saison.