Du néologisme verbal décamérer : « sortir de sa chambre en restant confiné ». Dix-neuvième jour de confinement : « une faille temporelle ».
Florence. Tébalde Eliséï : amant – irréprochable – d’Hermeline Palerme. Après lui avoir donné les plus grandes marques de tendresse, elle décide du jour au lendemain de rompre, sans la moindre explication.
Cette rupture brutale plongea Tébalde des mois durant dans la tristesse la plus profonde. Il finit par prendre la décision de quitter la ville, discrètement. Pour se refaire une santé, une vie. Il se fit appeler autrement, partit sur une île, changea de métier. Ce fut un succès.
Sept ans. Il n’était jamais retourné à Florence – son passé revenait parfois lui pincer le cœur, mais il résistait. Jusqu’au jour où il entendit chanter une chanson d’amour qu’il avait tant de fois écoutée avec elle.
Il n’y tint plus. Les doux plaisirs d’avant, son image… : il voulut la revoir. Il plia bagages sans perdre de temps, fit le voyage et descendit à Florence à l’hôtel.
La maison d’Hermeline avait les volets clos. Devant celle de sa famille, il vit de loin un attroupement de personnes en deuil. Rongé par l’inquiétude, il entra dans une boutique pour avoir des informations.
« Tébalde, un fils de la famille, est mort. Il était revenu, après une longue absence. Il s’est fait assassiner.
– Êtes-vous bien sûr de son identité ?
– Crime passionnel. Aldo Palerme va payer : il est accusé du meurtre. Tébalde serait revenu sous un faux nom pour retrouver sa femme, dont il était fou amoureux. Il l’a défiguré. »
On imagine sans peine le malaise que ressentit Tébalde. Il regagna sa chambre d’hôtel, il s’allongea. Il ne parvenait pas à fermer l’œil — dans le désarroi le plus total, il était perdu.
1 heure du matin. Il entend soudain marcher sur le toit, au-dessus de sa tête. Puis, à travers la fente de la porte de sa chambre, il voit une lumière. Il se lève le plus silencieusement possible, colle son œil à la serrure. Il voit distinctement derrière la porte une femme, et trois hommes. L’un d’eux murmure :
« Tenez-vous tranquilles. On l’a torturé : il a avoué — il va y passer. Il ne faudrait pas qu’on découvre quoi que ce soit de suspect maintenant. Bonne nuit ! »
Tébalde n’en revenait pas ! Il passa le reste de la nuit à se lamenter sur l’humanité : la misère des hommes, la bêtise de ses frères, l’aveugle sévérité des lois, la barbarie des juges, ministres de l’enfer… Que faire ? Il ne voulait pas être responsable de la mort d’un innocent.
Le lendemain, il alla rôder du côté de chez Hermeline, déguisé. La porte était ouverte : il entra. Dans le salon, il trouva son ancienne amante étendue au sol dans un triste état. Il maquilla sa voix.
« Rassurez-vous, madame, je peux vous sauver de ce désastre.
– Que faites-vous là ? Qui êtes-vous ? Que savez vous de moi, de ma vie ? »
Il lui raconta qu’il venait d’Orient, qu’il savait tout. Il lui résuma par le menu sa vie et celle de son mari, avec des détails intimes qui la troublèrent. Elle eut soudain la conviction d’être visitée par un émissaire divin, archange ou prophète. Elle se mit à genoux : « Il n’y a pas de temps à perdre. Je vous en prie, faites vite. »
Il la releva doucement, lui demanda de l’écouter.
« Ce qui vous arrive est la punition d’une faute passée, madame. Si vous voulez mettre fin au châtiment qu’elle entraîne, il faut la réparer au plus vite.
– Ah, mon Dieu ! j’ai commis tant de péchés dans ma vie ! Comment savoir ce qu’il faut expier ?
– N’avez-vous pas eu un amant, autrefois ? »
Il savait donc tout… Elle avoua : elle avait aimé l’homme qui avait été assassiné ; ni la rupture, ni l’éloignement, ni la mort n’avaient pu l’effacer. « Pourquoi avoir rompu, alors ? – Mon directeur de conscience m’avait épouvantée. Il m’avait représenté avec tant d’horreur les flammes de l’enfer que j’ai décidé de mettre fin à cette relation sur le champ, sans adieu : ni lettre, ni message, ni rendez-vous. Silence absolu. Je l’ai regretté toute ma vie.
– Comment avez-vous pu ?! Sa tendresse pour vous, madame, était mille fois plus forte que la vôtre. Je le sais. Jamais amant ne fut si tendre ni si passionné. La faute était, somme toute, naturelle. Mais vous, qui lui aviez donné votre amour, vous le lui avez arbitrairement retiré d’un coup, sans qu’il s’en rende indigne. C’est un crime – de la pure cruauté ! En le laissant errer comme un apatride, vous l’avez condamné à la misère. Quant à votre confesseur, qu’aviez-vous besoin de lui confier votre secret… je les connais bien, croyez-moi ! »
Elle devait se méfier des donneurs de leçons.
Il lui fit un portrait sans indulgence des moines de son temps. Leur robe était autrefois étroite et leur cœur grand ouvert : les religieux des premiers temps ne voulaient que le salut des âmes ; mais pour leurs descendants, ce n’est que pouvoir et richesses et leçon sur leçon. La robe, taillée dans le luxe, est aussi large que possible, pour accueillir en grand nombre les ingénus, les dévots et les imbéciles. Il faut payer, payer tous les jours, pour avoir rémission. Et donner, donner, pour le repos des trépassés – à boire et à manger. Pourquoi ne pas faire l’aumône à ceux qui sont vraiment démunis ? Le cloître est une sinécure, où l’on protège tout ce qui est interdit à l’extérieur, voyez-vous. Tout ! Faut-il vraiment entrer dans les détails ? Les engagés les plus virulents sont les pires, évidemment. Devant Dieu, nul n’a besoin d’un porte-parole !
Chacun est libre de se conduire comme il l’entend, selon son cœur.
« Il vous aimait comme sa vie, vous faisiez son bonheur. »
Tébalde se démasqua. Elle fut saisie d’effroi. Elle voulut s’enfuir, se précipita vers la porte, éperdue. Il eut toute les peines du monde à la retenir et à la calmer. Il s’expliqua. Elle pleurait – de peur, de stupéfaction, de joie : il était revenu, elle l’avait retrouvé, il serait là. De nouveau.
« La nature aime à se cacher. »
Il fallait faire vite. Il alla sans tarder demander audience au juge pour révéler ce qu’il savait. Il témoigna sur ce qu’il avait vu et entendu à l’hôtel et innocenta de sa propre mort celui qui en était accusé. Palerme fut libéré. Renonçant à se venger de son rival, il lui témoigna une reconnaissance éternelle. Tédalde se rendit ensuite chez les siens : il allait retrouver sa famille, sa ville, sa vie.
Une vie selon son cœur.