L’inquiétude et la lucidité

De l’essai de 1992 sur Le grand âge à Sans amour en 2011, sur la solitude des femmes âgées, en passant par le bouleversant Adieu (2001) sur la mort de son épouse, Soizic, L’amour dans le temps (2005) sur la sexualité et Devant ma mère (2007), sur la maladie d’Alzheimer, autant d’essais (de « tentatives ») dans lesquels Pierre Pachet a choisi d’affronter avec une « impudeur énigmatique » – une expression qu’il applique à Kafka – un réel à la fois très intime et très communément partagé. Nul doute que chacun peut ou pourra se retrouver dans cette expérience de l’instabilité, de « l’intranquillité », d’autant plus que, ainsi rassemblés et commentés par sa fille Yaël, ces textes mettent en évidence la force de l’écrivain « aux aguets ».


Pierre Pachet, Un écrivain aux aguets. Œuvres choisies. Préface d’Emmanuel Carrère. Postface de Martin Rueff. Pauvert, 958 p., 28 €


La forme de l’essai, avec la liberté qu’elle procure, avec son allure de confession personnelle, a bien convenu à la pensée déliée et exigeante de Pierre Pachet. Elle lui a offert la possibilité de dire « je » sans affectation et de se raconter, assez loin de toute autofiction, mais non sans habileté, avec le magnifique tour de force d’Autobiographie de mon père, qui ouvre le recueil. « Il faut être véridique », écrit-il quelque part à l’adresse de tout écrivain, à quoi fait écho, pour le lecteur, « lire, c’est faire confiance ».

Ne pas tout dire, peut-être, mais dire ce qui a été le plus chargé d’émotion et y rester fidèle. L’espèce de « phénoménologie tâtonnante » qu’il pratique et qu’il décrit dans les conférences de L’œuvre des jours s’attache en effet à décrire la naissance de « l’idée », une intuition intellectuelle nourrie d’émotion, colorée par la colère, la joie, la peur, le désir, et ce que Sartre a éprouvé comme nausée. Un autre mot revient sous la plume de Pierre Pachet, plus humble, le malaise, par exemple le « précieux malaise du voyageur » qui se trouve sans repères, réveillé dans la nuit par les aboiements de chiens errants en Roumanie, ou qui se sent attiré par une fête de jeunes adultes dont il se sent écarté par son âge.

Dans plusieurs textes passionnants, non repris dans ces « œuvres choisies », il est vrai déjà abondantes (près de mille pages), Pierre Pachet s’est attaché à décrire ces états limites, incertains, transitoires, la vigilance dans le rêve, la rêverie dans la routine, qui ont la vertu d’associer vie intellectuelle et vie émotive. Il accorde une valeur particulière à l’ennui, cette « émotion essentielle » qui fait éprouver un « manque d’être », un « déficit » indéfini à partir duquel on peut penser. L’ennui, cette expérience intime du temps qui passe, qui offre à l’enfant la possibilité d’inventer et à l’adulte de se connaître.

Pierre Pachet, Un écrivain aux aguets. Œuvres choisies

Pierre Pachet © Hannah Assouline

Pierre Pachet a consacré un texte subtil à la naissance du journal intime comme genre (Joubert, Amiel…), ce « baromètre de l’âme » qui a en fait le mérite essentiel de prendre en compte la « discontinuité incurable de la vie intérieure ». Rien n’est plus étranger à Pierre Pachet, semble-t-il, que le culte du moi, le narcissisme de l’autobiographie, la contemplation de sa singularité, quelle que soit sa « légendaire insolence ». Aussi a-t-il préféré écrire l’autobiographie de son père, faire parler fictivement son père pour dire les étapes qui l’ont conduit, lui et sa famille, de la Bessarabie à Odessa et à un cabinet dentaire à Vichy, et la description par lui-même de sa propre déchéance.

Pierre Pachet, pour respecter le devoir de véracité qu’il s’est imposé, pour ne pas se soustraire à cet impératif de lucidité, a eu besoin de soutiens, de compagnons, d’amis, et c’est la littérature qui les lui a procurés. Il s’agit d’une certaine littérature, qui forme une sorte de bibliographie de l’existence, très diverse, et qui tire pourtant sa cohérence d’affinités sensibles, offre la possibilité d’une médiation, d’un truchement de l’expérience, si douloureuse soit-elle.

 « La littérature est pour moi liée aux idées », affirme-t-il en préambule de L’œuvre des jours, non sans un peu de polémique vis-à-vis des théoriciens et des sémioticiens de l’époque. Cette littérature d’idées, il la trouve chez tous ceux qui ont voulu transmettre une expérience singulière, à la fois profondément individuelle et pourtant liée au destin collectif, à l’histoire : David Rousset, V. S. Naipaul, le Czeslaw Milosz de La pensée captive, Arthur Koestler… « Se confier à l’essai conserve vivante la vitalité initiale de l’idée », écrit-il. Et l’idée – l’idée « adventice », naissante –, si elle est assez heureuse et forte pour cela, deviendra « essai » sans chercher à faire une œuvre. En fait, « l’essai naît de la conversation », note Pierre Pachet. La conversation, cet « avantage merveilleux » des sociétés démocratiques, cette activité en apparence innocente que les régimes totalitaires ne manquent pas de chercher à interdire ou à manipuler.

Ce n’est pas un hasard si Pierre Pachet a intitulé Conversations le récit si poignant de son voyage à Iasi, en Moldavie roumaine, sur les traces du pogrom de 1941, où a péri une partie de sa famille. Ce sont effectivement des « conversations » que veut mener Pachet, quand il s’agit pour lui de comprendre l’origine de l’antisémitisme obstiné des Roumains ou d’observer la dégradation lente de sa mère, atteinte de la maladie d’Alzheimer. Pachet pousse ses interlocuteurs, ses lecteurs, ses confidents, dans leurs derniers retranchements, jusqu’au malaise peut-être, parfois, mais ce trouble relève du pacte de vérité qu’il a passé avec eux.

Pierre Pachet, Un écrivain aux aguets. Œuvres choisies

Pierre Pachet © D. R.

Il sait pourtant que ces « conversations impossibles » (à propos de la Russie) ne peuvent aller à leur terme, qu’il y a quelque chose qui échappera toujours à l’interlocuteur, une expérience unique, spécifique, irréductible (la haine des juifs, la maladie et la mort de son épouse, la dégradation du langage). Ce sont des pertes sans remède, qu’il cherche à exposer malgré tout, qu’il veut présenter dans leur vérité crue et dont il tente de préserver les traces infimes, presque immatérielles, un peu à la manière de Walter Benjamin. Des traces comme ces modestes objets rituels du musée de la synagogue de Iasi. Ou telle recette de cuisine de Soizic, si heureuse de vivre. Ou ces essais.

Pierre Pachet nous présente, de ce fait, plusieurs visages, et ces essais rassemblés rendent admirablement justice à cette diversité. Il fait d’un côté l’éloge d’un « dilettantisme sans remords » qui accepte la discontinuité du temps, la dispersion, la distraction, le temps perdu. C’est à ce prix qu’il lui est possible de faire preuve d’attention, d’amour, de sollicitude. Mais en même temps Pachet est un penseur politique des plus déterminés, qui n’a jamais cédé à la facilité des grands récits totalisants, lui qui a deviné chez Sartre une certaine « bêtise de l’intelligence », une vision « touristique » du monde – toujours l’insolence ! –, et qui, à la fin de sa vie, s’intéressait encore au sort des dissidents chinois.

Martin Rueff, dans sa postface initialement parue dans En attendant Nadeau, suggère que Pierre Pachet, en faisant parler « le premier venu » – titre de son premier livre, sur la « politique baudelairienne » – est un authentique penseur de la démocratie. Aucune dialectique ne justifie de réduire l’individu, avec son expérience propre, au silence ; mais en même temps c’est finalement dans une communauté, sans individualisme, que l’individu s’épanouit. Un passage de l’essai sur Le grand âge offre une clef pour comprendre pourquoi Pachet veut saisir de préférence les moments de faiblesse, avec tant de rude sollicitude, pourquoi il refuse les assignations : « Une des dimensions de la communauté humaine se révèle sans doute là : les humains ne sont pas inclus dans “leur classe d’âge”, pas plus qu’ils ne peuvent être définitivement enclos dans une classe sociale, dans une communauté de lieu, de langue ou de temps historique. L’humain veut s’étendre, se distendre hors de son lieu d’appartenance originelle. »


Des amis, de tous horizons, de Pierre Pachet, ont dit dans EaN ce qu’ils lui devaient : retrouvez ces hommages en suivant ce lien.

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