Bêtes à croquer

La ville de Cambrai est célèbre pour son « cygne » (surnom de Fénelon) mais surtout pour ses « bêtises », bonbons issus d’une recette ratée et occasion d’une guerre des confiseurs dont le présent conserve quelques traces.

« J’ai fait une bêtise », nous avons tous un jour prononcé cette phrase ou une de ses variantes, utilisant une autre personne que la première, un autre temps que le passé composé, glissant à l’occasion un adjectif devant le substantif – « petite » pour un acte enfantin, « grosse » pour ce qui va d’un mauvais choix à une attaque à main armée… Il est plus rare que nous disions : « Tiens, je prendrais bien une bêtise », ce qui est pourtant possible grâce aux bonbons de Cambrai, mais improbable puisque cette jolie confiserie, blanche avec une rayure colorée, n’est plus très à la mode.

Claude Grimal Bêtises de Cambrai Bêtes à croquer En attendant Nadeau

Elle a cependant la particularité de faire partie, par sa légende, des « erreurs » culinaires, comme la tarte Tatin, le « gâteau manqué » et quelques autres…

Ainsi, au XIXe siècle, à Cambrai, Émile Afchain, apprenti dans la boutique familiale, se serait trompé dans la recette du berlingot maison et aurait ajouté de la menthe au mélange habituel. Ses parents lui auraient alors dit qu’il ne savait faire que des « bêtises ». Mais les clients, eux, séduits par le nouveau bonbon, se pressèrent pour en acheter, preuve que rater une recette revient parfois à en réussir une autre. La ville devint donc plus célèbre pour ses « bêtises » que pour l’enfant du pays qui en avait longtemps fait la fierté, le « Cygne de Cambrai » (Fénelon).

La nouvelle renommée n’était pourtant pas uniquement due aux Afchain. Dans la même ville de Cambrai, d’autres habiles fabricants de sucreries et de légendes, les Despinoy, vendaient de leur côté la même friandise en racontant une histoire semblable, à la différence près que l’apprenti maladroit était cette fois-ci un de leurs employés.

Claude Grimal Bêtises de Cambrai Bêtes à croquer En attendant Nadeau

Une revendication de paternité et d’appellation devait en 1889 mener les deux familles devant le tribunal. Celui-ci trancha : les Afchain devaient être désignés comme les « inventeurs » de la sucrerie et les Despinoy comme ses « créateurs ». Le jugement était sans doute avisé puisqu’il mettait un terme à la guerre des confiseurs ; sur le plan lexicologique, il l’était moins. Il ouvre en effet un vaste champ de réflexion pour qui  souhaite s’interroger sur la différence entre « créateur » et « inventeur » dans le domaine de la confiserie. Mais les tribunaux de commerce ont des raisons que la raison lexicologique ne connaît pas, et les nuances qui garantissent brevets d’invention, marques de fabriques et autres appellations de propriété industrielle sont sans doute fort difficiles à comprendre.

Toujours est-il que les belles boîtes de « bêtises de Cambrai » portent encore aujourd’hui la mention « Afchain seul inventeur » lorsqu’elles proviennent de la maison Afchain, et « Despinoy seul créateur » lorsqu’elles proviennent de la maison Despinoy, toutes deux gagnantes de cette guerre des « bêtises » du siècle dernier.

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