Dopés au glamour

Ce qu’on appelle aujourd’hui l’industrie de la mode, pourvoyeuse autoproclamée d’un « rêve », exerce par le biais d’images omniprésentes une tyrannie sans relâche sur les rétines contemporaines. Le livre de Giulia Mensitieri, « Le plus beau métier du monde ». Dans les coulisses de l’industrie de la mode, s’intéresse plus particulièrement à l’emprise qui pèse sur les hommes et les femmes qui la font fonctionner et qui, travailleurs précaires ou surexploités, demeurent pour la plupart convaincus de participer au fameux rêve. 


Giulia Mensitieri, « Le plus beau métier du monde ». Dans les coulisses de l’industrie de la mode. La Découverte, 276 p., 22 €


L’ouvrage de Giulia Mensitieri, tiré d’une thèse d’anthropologie sociale, porte sur les divers « créatifs » que sont stylistes, photographes, mannequins, maquilleurs, coiffeurs… Il laisse de côté ceux qui, au sommet de la pyramide, règnent sur l’industrie et ceux qui, par leur statut salarié et le regard social posé sur eux, sont considérés comme des ouvriers et non des « créatifs » (les « petites mains » des maisons de couture, par exemple).

L’auteur, avec l’aide d’une certaine Mia (exerçant la profession de stylist [1]), qui a été sa guide et son informatrice, a pu se rendre « sur le terrain », c’est-à-dire dans les studios de shooting, les défilés, etc., pour y effectuer ses observations. Toujours grâce à Mia, elle a pu rencontrer divers « acteurs » du milieu. À partir de ces matériaux, ainsi que d’un savoir anthropologique et psychologique parfois schématique et voyant, Mensitieri livre une vision intéressante de l’industrie de la mode tant dans sa réalité que dans les représentations que s’en font ceux qui œuvrent pour elle.

Giulia Mensitieri, « Le plus beau métier du monde ». Dans les coulisses de l’industrie de la mode

Défilé Chanel piloté par Karl Lagerfeld, printemps-été 2010 © Florence Darrault

Plutôt que l’analyse scientifique proprement dite, ce sont donc les cas individuels, les anecdotes qui retiennent l’attention du lecteur et qui lui font saisir le caractère exacerbé des phénomènes d’exploitation et d’aliénation habituels à ce milieu tout comme l’acquiescement des asservis eux-mêmes, dopés à la fascination et à l’espoir. Prenons, par exemple, ces figures idéales pour la partie la plus jeunette et la plus aisément éblouie de la population féminine occidentale, les mannequins : celles-ci espèrent en général devenir « top », c’est-à-dire sortir de l’anonymat, poser pour les marques de super-luxe, devenir les égéries de tel couturier, etc. Pour tenter d’y parvenir, elles vont devoir en supporter beaucoup : non seulement la maltraitance ordinaire – conditions draconiennes des agences, mépris des directeurs de casting, critiques incessantes de leur apparence – mais aussi le fait de ne rien gagner du tout, voire de s’endetter pour effectuer une partie de leur travail, souvent la plus prestigieuse. Ainsi, l’une d’elle déclare à Mensitieri avoir été payée pour un défilé de haute couture à New York en bâtons de rouge à lèvres mais souligne que ce type d’événement, parce qu’il représente un paroxysme de « glamour », ne donne souvent droit à aucune rémunération. En France, cependant, droit du travail oblige, elle recevra deux cents euros pour ce type de prestation, tandis que, si d’aventure une « top model » célèbre fait une apparition sur le podium, elle aura négocié un très gros cachet.  Il est donc entendu pour un mannequin que la visibilité ne peut s’acquérir que par du travail gratuit, règle qui s’applique également à ceux qui travaillent dans les autres  secteurs de la mode.

La surexploitation, l’auto-exploitation, semblent ainsi les conditions normales du milieu, comme le confirment, dans le livre, stylistes, photographes, brodeurs… qui racontent chacun des histoires de rémunérations misérables, d’horaires de travail harassants, d’insécurité et d’incertitude. Que leur discours soit clairvoyant ou aliéné, subtil ou assez pauvre, ces individus incarnent de manière navrante et parfois navrée le mode de fonctionnement d’une industrie qui dope ses travailleurs (et ses consommateurs) avec des promesses de prestige et de « glamour ».

Giulia Mensitieri, « Le plus beau métier du monde ». Dans les coulisses de l’industrie de la mode

Giulia Mensitieri

Quelques situations grotesques ou dramatiques frappent l’esprit. D’abord le parcours de Mia, mentor de Mensitieri dans le monde de la mode qui, en 2012, au début du livre, semble évoluer dans les pourtours de l’ultra-chic et qui, à la fin du livre, quelques années plus tard, se retrouve sans travail, dédaignée par les amis des jours plus fastes. Sic transit

Un autre exemple frappe plus encore, le cas d’André, jeune père de famille, aimable et travailleur, dépourvu de l’exhibitionnisme et de la méchanceté si fréquents dans ce milieu, qui se fait « virer » du bureau de stylisme où il a accepté de faire un stage gratuit de trois mois (son école de comptabilité exige un stage d’un mois pour valider son diplôme, mais le bureau ne veut des stagiaires que pour trois mois). L’assistante-chef, tout en admettant qu’il est gentil et serviable, le met à la porte parce qu’« elle ne le supporte plus ». De fait, ce qu’elle ne peut ni dire, ni même s’avouer, c’est qu’il lui est insupportable parce que, tout en restant parfaitement poli, il ne manifeste aucune adhésion aux valeurs du chic et de la mode, et ne fait preuve d’aucune déférence particulière pour ceux qui dans le bureau pensent les représenter. Pour finir, elle annonce à André qu’elle consent à valider son stage, mais qu’elle lui mettra une évaluation négative. Res digna odio

Giulia Mensitieri, « Le plus beau métier du monde ». Dans les coulisses de l’industrie de la mode

Les explorations de Mensitieri, avec les défauts qu’on a mentionnés et l’absence d’une bonne relecture qui aurait remédié à un style maladroit et hétérogène, font réfléchir à la violence de l’univers de la mode et du luxe. Non pour effectuer une condamnation de celui-ci, mais pour faire prendre conscience de l’énergie humaine créatrice qui parvient (ou non) à s’y exprimer, du laminage des existences qui s’y effectue, de l’inepte discours de camouflage des « modeux ». Mensitieri montre ainsi fort clairement que la dynamique de ce monde n’obéit pas aux lois du fatum dans lesquelles le très péremptoire Karl Lagerfeld voit pourtant le secret de son fonctionnement : « C’est les métiers par excellence, comme la mode, comme le cinéma, c’est l’injustice, l’injustice totale », aime-t-il déclarer. « Ce n’est pas parce que vous avez envie de faire quelque chose que ça marche, et ça marche pour des raisons inexplicables. C’est une injustice totale, c’est comme ça, c’est tout. »

Heureusement, le livre de Mensitieri est là pour introduire du doute et de la réflexion dans la bien pratique théorie de l’injustice qu’affectionne le directeur artistique de la maison Chanel.


  1. Le métier de stylist n’a rien à voir avec celui de styliste. Le/la stylist se charge de la scénographie des photos de mode en choisissant vêtements, décors, poses des mannequins, etc.

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