Deux histoires enfouies

« J’ai des images, mais pas d’histoire. » Voici la dernière phrase de Passé inaperçu, premier roman de Gabrielle Schaff. La narratrice est cinéaste documentariste et les images, en effet, ne manquent pas. Mais l’histoire non plus. Ou bien l’Histoire, ou encore les histoires.


Gabrielle Schaff, Passé inaperçu. Seuil, coll. « Fiction et Cie », 240 p., 18 €


Deux histoires se croisent et se mêlent dans le roman de Gabrielle Schaff, toutes deux dans le même décor : la Lorraine et, en particulier, la vallée de la Fensch. Ces deux histoires sont ancrées dans notre passé, dans cette partie de notre passé que nous préférerions laisser inaperçue. La première est celle de Fred, Alfred, Freddy, appelons-le comme on veut, grand-père de la narratrice qui s’appelle Gabrielle comme l’auteure, également cinéaste. Fred a été un jeune Lorrain en 1943, engagé de force dans la Wehrmacht, envoyé sur le front soviétique, fait prisonnier lors de la bataille de Vitebsk et enfermé dans le camp de Tambow, avec d’autres « Malgré-nous » comme on les a appelés. Il n’a pas tiré, n’a guère combattu.

Les jeunes Lorrains et Alsaciens comme lui n’ont pas eu trop le choix et ceux qui ont refusé de servir sous l’uniforme allemand ont été déportés au Struthof, le camp de concentration installé dans les Vosges, souvent exécutés. Sans autre forme de procès. Ainsi a fini le grand-oncle René. Ceux qui ont accepté l’uniforme ont été envoyés sur le front russe afin que leur passe toute envie de déserter. Et puis il y a ces Alsaciens qui se sont trouvés à Oradour-sur-Glane, ont été ensuite jugés à Bordeaux. Ont-ils participé au massacre des civils ? N’y ont-ils qu’assisté ? L’horreur de l’événement est redoublée quand on sait que du côté des assassins comme de celui des victimes, il y avait des Alsaciens, tous natifs de Schiltigheim.

Gabrielle Schaff, Passé inaperçu

Hayange, en Moselle

La deuxième histoire est celle de Fahd, meilleur ami de Gabrielle, qui a travaillé comme elle en tant que repéreur, puis assistant, sur des tournages. Il est le petit-fils de Mehdi, un harki, installé en Lorraine depuis 1960, un « chibani » comme on dit. Ou presque : souvent les chibanis, ces retraités originaires d’Algérie sont célibataires et coulent leurs derniers jours dans des foyers qu’on appelait Sonacotra. Mehdi a eu un fils, Nadir. Lequel a épousé Evelyne et ils ont eu deux enfants, Fahd et Maya. Nadir est mort de façon accidentelle. Ces détails n’en sont pas. La question de la généalogie, de la filiation, des morts qui nous hantent, est toujours une clé pour comprendre ce que les archives recèlent, ce que des photos montrent, que des boîtes confectionnées ici et là avec attention et affection, renferment. Et de boîtes, au sens propre comme au sens figuré, il est question ici.

L’histoire de Fahd est celle qui donne sa trame au roman, et en justifie pour partie le titre. Un jour de novembre, Fahd est passé inaperçu ; il a disparu. « Il faut parfois disparaître pour ne pas disparaître », écrit la narratrice évoquant la fuite d’Algérie de Mehdi, son grand-père harki. Mehdi s’est glissé dans le coffre d’une Peugeot 403 pour échapper au sort qui lui était promis. Fahd a disparu en ce mois terrible qui a marqué le pays, celui des attentats, celui de l’assaut à Saint-Denis, de la peur, des enquêtes minutieuses qui ont suivi. Nul ne sait ce qu’il est devenu ; il n’a pas laissé de traces. La juge d’instruction auprès de qui Gabrielle témoigne n’a que peu d’indices, et attend de la jeune cinéaste des pistes plus solides. Le roman est donc aussi le récit de l’enquête, telle que Gabrielle la reconstitue en parlant de son ami enfui, volatilisé.

L’enquête se déroule en Lorraine, région chargée d’Histoire avec ses châteaux royaux, ses usines qui tournaient à plein régime avant que l’on ne ferme tout pour installer des parcs de loisirs, et que la romancière célèbre : « c’était donc ça la Moselle, une terre blessée et recousue maintes fois, parcourue de tuyaux, exhalant des fumées odorantes, et qui s’obstinait à vivre pour des raisons obscures, mais après tout la survie ne s’explique pas ». L’enquête qu’elle mène croise donc les deux destins. Dans chacun, le silence a pesé, l’Histoire a jugé, les hommes ont payé le prix fort.

Gabrielle Schaff, Passé inaperçu

Gabrielle Schaff © Astrid di Crollalanza

Thérèse, la grand-mère de Gabrielle, ne veut pas que sa petite-fille remue le passé. « Bella », ami de Nadir, témoin de l’existence des harkis dans les camps de transit en Lorraine, ne tient pas non plus à trop en raconter. Personne n’est très loquace : « Les mots, ce n’était pas le problème. Fred et Thérèse étaient très bons au Scrabble. J’imagine une partie entre Fahd, Thérèse et Fred, je me demande bien qui aurait gagné. Les mots ne mentent pas. Le problème, ce sont les phrases. Les conjugaisons, les déclinaisons, les petits arrangements, les mots entre eux, qui deviennent un texte puis un livre, et qui, invariablement, créent une fiction. Thérèse craignait tellement de transformer le passé en le racontant qu’elle préférait se perdre dans des romans d’aventures, c’est-à-dire les romans des aventures des autres. »

L’Île au trésor est de ces romans qui traversent ce livre. Lu par Fahd qui l’adorait, par Thérèse, qui avait appelé son chien Flint, il dit la toute-puissance de la fiction contre le réel quand celui-ci est trop pesant et violent. Il fait écho au Capitaine Fracasse, que la jeune Thérèse n’avait pas le droit de lire en 1942, quand la Lorraine était allemande, parce que le roman de Gautier mettait en scène un héros, et dans une certaine mesure, un résistant.

Mais d’autres objets permettent de s’évader, tout en aidant à reconstruire le passé : les photos bien sûr, très présentes sous divers formats dans le roman. Certaines photos restent toutefois interdites, qui disent l’horreur des crimes commis en URSS. Fred leur préfère un portrait de Thérèse, peint par un Russe à Drissa, dans lequel les yeux de sa fiancée sont rendus à l’aide d’un pigment bleu difficile à trouver alors. De ce bleu qui se décline dans le roman, entre voiture de police et couleurs des lignes de métro, la 13 et la 3bis qui partagent le bleu ciel sur les plans.

Gabrielle Schaff, Passé inaperçu

Hayange © Fabrice Calligaris

Il faut compter avec les boîtes, aussi. Comme un coffre de voiture, il cache, recèle, préserve. L’une de ces boîtes a été fabriquée à Tambow par le prisonnier de guerre. Et c’est elle que Fred a sorti du tiroir juste avant de mourir, histoire de se rappeler ou de se rassurer : « Il n’était pas ingrat avec les objets, c’est le moins qu’on puisse dire. » écrit de lui sa petite-fille.

Une petite-fille opiniâtre, déterminée à savoir, à comprendre sans juger, à exercer pleinement ce « devoir de mémoire » dont on nous rebat les oreilles comme on répète un slogan ou dévide un mantra. Une rencontre sur une aire d’autoroute avec un ancien président de la République rappelle ce que la raison d’Etat veut enfouir, après l’avoir longtemps nié. Et l’on sent la verve de la jeune romancière. On laissera au lecteur le plaisir de découvrir cette scène. Et le roman dans sa totalité.

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