Tromper l’œil pour voir mieux

Lire, écrire, n’est-ce pas emprunter à d’autres ce qui aurait pu nous appartenir ? N’est-ce pas pratiquer, peu ou prou, un droit d’inventaire liminaire – dans cette silencieuse demeure de demi-jour –, aussi fugace ou timide fût-il, qui nous offre, ou nous autorise, à nous lecteurs, une possible passation de pouvoir, bien que nous nous sentions de parfaits usurpateurs ?


Marcel Cohen, Détails. Faits. Gallimard, 208 p., 18,50 €


Telle familiarité que nous entretenons d’emblée avec certains livres, qui nous imprègnent, nous accompagnent longuement, opère comme un révélateur : tout concourt à nous permettre de nous emparer d’une pensée, quelle qu’elle soit, fût-elle ténue, ou dérisoire, comme d’une perspective, voire d’un fait brut inédit.

Marcel Cohen Détails faits

« Portrait de jeune femme », par Sofonisba Anguissola (vers 1560)

« Il était arrivé à l’homme de gommer ce qu’il avait souligné autrefois dans les marges tant il avait honte de sa naïveté passée. Avait-il réellement vu là la moindre profondeur ? Mais ce reniement lui était vite apparu indigne et il s’était interdit tout nouveau recours à la gomme. C’était, en tous cas, admettre qu’il n’ouvrait la bouche que pour répéter ce qu’il avait volé aux livres. Avec ou sans annotations, les livres lui renverraient toujours l’image d’un détrousseur pris la main dans le sac. »

Détails, qui s’inscrit dans le prolongement de la trilogie des Faits (publiée entre 2002 et 2010), procède, par le biais de l’observation approfondie, doublée de l’introspection attentive, d’une tentative d’élaboration du peu, cet infinitésimal élément, prétexte à une captation littéraire, que celle-ci soit historique, personnelle, ou anecdotique, mais dont l’écrivain reste délibérément absent et présent à la fois : il est « l’Homme » inachevé qui scrute le quotidien, lui qui, adolescent, avait été « ce rien fantomatique ».

Il est celui qui connaît le Cachou Lajaunie, se remémore le nom des lotions anciennes, ou collectionne d’autres traits d’érudition inutiles ; celui qui manie adroitement le lancer de couteau ; relève les fautes de syntaxe sur les étiquettes, ainsi « Fabriqué au Taiwan », ou « Laver l’intérieur dehors », chaque détail qui révèle la délicate subtilité de l’emploi des prépositions françaises. Il est l’homme à l’affut qui, « avec les années, cesse d’inscrire son nom sur la page de garde » des livres. Il est celui qui ne maîtrise rien, et « dont la fuite en avant s’était accélérée et, avec elle, le sentiment de ne rien posséder tout à fait de ce qu’il avait lu ».

Marcel Cohen, Détails. Faits.

Marcel Cohen © Catherine Hélie

Il est ce narrateur facétieux qui raconte comment, au service des soins intensifs, il faut se démener pour rapprocher la tablette de son lit quand, trois fois par jour, le premier geste de l’infirmière est de vous en éloigner.

Certes, on ne connaît qu’une partie du réel, tout ce qui est arrivé, tout ce qui existe, en une prose quasi inénarrable, fiction partielle de « virtuose du trompe-l’œil », et pourtant il suffirait de se déplacer légèrement, de modifier le point de vue qui est le nôtre pour voir apparaître un pan insoupçonné du réel en question. Pour donner une forme de présence temporelle, ponctuelle, à cette logique inattendue du supplément, à cet essentiel, petit fragment d’un ensemble donné, il faut bien plus que de l’acuité, de la ténacité, il faut de l’humilité, pour cerner ce que nul autre, avant lui, ne semble ni percevoir, ni consentir à énumérer.

« Chez un homme s’attachant si bien à l’infinitésimal, ou à l’anecdotique, quelque chose relevait de la stupéfaction pure et simple. L’homme en était assez conscient : où que portât son regard, un détail semblait l’attendre là depuis toujours, lui et personne d’autre. » Que voit un écrivain ? Que cherche-t-il à désigner ? À quelles injonctions répond-il ?

Marcel Cohen note ceci dans Sur la scène intérieure : « Que le langage ait quelque chose à voir avec la perte et le deuil, je le savais depuis l’enfance : dans les trains, il suffisait d’un mur surgi à l’improviste d’une courbe de la voie, pour qu’il faille parler au passé. »

Dire les faits, non pour parler de soi – il n’y a rien à dire de plus –, mais pour montrer du doigt le monde dans lequel nous vivons, c’est peut-être, pour un écrivain, rendre visible ce qui disparaît sous l’amas des preuves.


À lire en suivant ce lien, un entretien de Marcel Cohen avec Roger-Yves Roche paru dans notre numéro 36.

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