Il y a des revues qui, au hasard de leur réflexion et de leurs curiosités propres, interrogent un thème précis. Elles inventent un espace pour le penser, le repenser, en dessiner les contours singuliers. Humoresques, revue rare et précieuse, questionne les rapports entre le rire et la bêtise, La moitié du fourbi invente un bestiaire et La mer gelée poursuit son aventure collective qui fait de la circulation des langues le moteur de la pensée. Et n’oublions pas d’accueillir L’Étrangère.
Humoresques, n° 42
Humoresques est une revue semestrielle, donc rare, savamment préparée, donc précieuse. De petit format, lisible partout et en toutes circonstances, comme un livre de poche, nous vous recommanderons la lecture de la dernière livraison intitulée « Rire et Bêtise ». Moins pour rire, même si vous rirez certainement, que pour sonder les profondeurs et l’ampleur du spectre qu’ouvre la confrontation entre ces deux idées. De l’homme au bonnet, que dis-je, à la tête d’âne, aux « cons » à la fois raillés et protégés par Coluche, la revue balaie un champ large. Les analyses sont subtiles, savantes, écrites sans jargon.
Chaque article suscite la réflexion, et souvent sur un événement ou un phénomène proche. Ainsi, l’article consacré aux unes de Hara-Kiri, qui se revendique haut et fort revue « bête et méchante », fondée au début des années 1960, cousine du futur Charlie Hebdo. Ou celui qui met en scène les poor white des romans d’Erskine Caldwell, ces pauvres « analphabètes, fainéants, crasseux » qui répugnent à l’élite blanche du Sud et remettent en question le discours racial des white supremacists « en montrant le spectacle grinçant de la race blanche en échec ». Sont-ce leurs petits-enfants qui ont voté pour Mister T. ? C. D.
Pour commander Humoresques, consulter Le Comptoir des presses universitaires.
La moitié du fourbi, n° 6
Au sommaire du sixième numéro de La moitié du fourbi, les animaux. Une conversation entre le plasticien Abraham Poincheval, qui s’est littéralement mis dans la peau d’un ours au Musée de la chasse, et Joy Sorman, qui a écrit La peau de l’ours, entre conte, fable et réflexion sur l’animalité en nous, constitue le cœur de la revue. Mais on lira avec intérêt divers textes, dont « Le gibier providence », à propos des chasses offertes à la nomenklatura, au temps du communisme, ou on regardera les photos de Charles Fréger, dans l’ensemble intitulé « Yokainoshima ». Concluons par une « grèguerie » animalière d’Eduardo Berti, oulipien de langue maternelle espagnole : « Les valises donneraient tout pour que nous les traitions à l’égal des chiens et que nous leur fassions faire tous les jours une promenade dans la rue. » Ces « Greguarias » ouvrent la revue ; voici l’une d’elles : « Trop de moutons ennuagent le paysage. » N. C.
Le 6e numéro de La moitié du fourbi a paru le 16 octobre dernier. Pour plus d’informations, rendez-vous sur le site de la revue.
La mer gelée
« Un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous. » (Franz Kafka)
La mer gelée, revue de création bilingue née sur internet en 2000, est publiée depuis 2016 par l’éditeur Le Nouvel Attila (dont le comité de rédaction est désormais élargi à François Athané, Bernard Banoun, Antoine Brea, Noémi Lefebvre, Alban Lefranc et Aurélie Maurin). La revue continue son travail de passeur entre les langues et les voix poétiques qui se démarquent et interpellent ses lecteurs. Après un numéro manifeste « Chien », paru en 2016, c’est un numéro « Maman » qui paraît en 2017.
Le numéro s’ouvre sur un entretien avec Georges-Arthur Goldschmidt, « Ne pas faire de farces, c’est la mort », dont on appréciera la goguenardise toujours bienveillante et fertile, et propose aussi un article intitulé « Sur le plan grammatical ». La mer gelée rassemble des auteurs aussi percutants qu’incisifs : Josef Winkler, Lena Müller, Pierre Bergounioux, Gaëlle Obiégly, Elke Erb, pour ne citer qu’eux. Textes en allemand traduits en français, textes français traduits en allemand, c’est tout un travail sonore et graphique qui enrichit et approfondit le travail de création poétique. Et nous signalerons la photographie d’Anaëlle Vanel, qui évoquera pour certains l’origine, pour d’autres encore le mystère pierreux, qui indéniablement participe à la beauté entière du numéro.
Le jeu de passe entre les langues, entre les corps des textes, entre les illustrations et les tours de passe-passe graphiques, mais aussi cette attention à la traduction, tout fait sens dans un numéro consacré à « Maman », où il est beaucoup question de langues et de ventres, de gouffres et d’engloutissement, d’amour, parfois révulsif. Les voix sont troublantes, mises en scènes par un travail typographique remarquable, et l’ensemble est un choc visuel, sonore et esthétique. G. N.
La mer gelée / numéro Maman, 16 €. On peut souscrire un abonnement annuel pour deux numéros sur le site des éditions du Nouvel Attila ou acheter les anciens numéros sur le site ou en librairie.
L’Étrangère, n° 46
L’Étrangère a fort belle allure, taille élancée et robe brune. Son nom court sobrement en lettres blanches, à l’exception du « g », dont la couleur, très noire, rappelle le dessin qui figure dans le bas de sa robe.
L’Étrangère n’est pas une dame mais une revue. Son numéro 46, qui figurera au prochain Salon de la Revue, sur le stand de la librairie Wallonie-Bruxelles et sur celui d’une association d’éditeurs de livres et de revues, Espace-Livres et création, tente de situer et d’interroger le concept de limites ou de frontières depuis l’avènement de l’esthétique moderne jusqu’à son déploiement contemporain et actuel, où les barrières (culturelles, linguistiques, stylistiques) semblent abolies, ou en tout cas remises en cause par les nombreux brassages auxquels ce concept est soumis dans le roman, la poésie, la musique, les arts plastiques, la sculpture, l’architecture…
C’est à peu près en ces termes que Pierre-Yves Soucy présente ce numéro, dont le sujet est en parfaite adéquation avec la vocation d’une revue qui s’appelle L’Étrangère, qui affirme l’ambition d’explorer des territoires nouveaux et propose, en quatrième de couverture, cette citation : « Tout reste à dire de l’étrangeté du réel, d’autant que la parole qui exprime ce qui n’a pas encore été exprimé demeure étrangère à elle-même. »
La personnalité de Pierre-Yves Soucy, directeur de la publication, s’accorde parfaitement avec un titre et un propos qui font figure de manifeste. Elle en est même, certainement, à l’origine. Poète (D’une obscurité, l’éclaircie, Le Cormier, 2013, et Neiges, La Lettre volée, 2015), essayiste et éditeur, docteur en sociologie politique de l’Université libre de Bruxelles, il a travaillé à la Bibliothèque royale de Belgique en tant qu’attaché à la section poésie et littérature étrangère, occupé la chaire Roland-Barthes à l’université de Mexico. Il vit actuellement au Vietnam.
La revue a son siège à Bruxelles, mais bénéficie, entre autres concours, de l’aide du Centre national du livre français. Les auteurs qu’elle accueille sont principalement belges, français, canadiens… Un parrainage propre au dialogue des talents, des cultures, pour le plus grand bonheur des métissages et des unions. Outre des numéros organisés autour d’un thème, comme le dernier, la revue, sous-titrée « de création et d’essai », publie aussi des numéros spéciaux consacrés à des auteurs dont elle se sent proche. C’est ainsi qu’en 2007 elle a fait paraître deux gros volumes d’environ 500 pages chacun dédiés à André du Bouchet, dans lesquels on peut lire, non seulement des inédits du poète, mais aussi des textes de ses proches, Anne de Staël, Marie du Bouchet ; des témoignages d’Yves Bonnefoy, Jacques Dupin, Salah Stétié, Laure Adler, Jean-Pascal Léger, Yves Peyré, David Mus ; des lettres échangées avec Emmanuel Levinas, Philipe Jaccottet, Pierre Reverdy, Louis-René des Forêts, Jacques Derrida, Nathalie Sarraute, Paul Celan ; et un entretien éclairant que Monique Pétillon avait réalisé en 1990 pour Le Monde.
Ajoutons qu’à la revue et à son directeur est associée la maison d’édition La Lettre volée, qui « se distingue par son souci du beau livre et par son catalogue résolument international » et qui publie des poètes contemporains tels que François Muir, Jean-Charles Vegliante, Anne de Staël, Philippe Blanchon, Hélène Sanguinetti, Séverine Daucourt-Fridriksson… M. E.