Un album Facebook

Voilà un certain temps que je désire écrire sur les images de Sylvie Gouttebaron. Je les avais découvertes sur l’écran de mon ordinateur et elles m’avaient immédiatement séduite, car elles ont une manière bien à elles d’exister. Du fait probablement que Sylvie les publie avec ponctualité, et qu’elles finissent par proposer un vrai livre d’images, qui a sa logique propre, ses sujets récurrents, son atmosphère – tout un univers à la fois exposé et secret, qui se révèle par bribes, avec pudeur et précision.

Ce matin, je cherchais comment écrire à propos des images de Sylvie Gouttebaron et j’attrape au hasard, sur une étagère proche, un gros livre illustré [1] en page de couverture par deux mots, « Mind » et « Wind ». Mon regard glisse sur ce recto-verso, sur ce presque miroir. J’ouvre au hasard et lis :

« Bien je reprends

et aller plus loin

s’il se peut

plus loin est un pays que je ne connais pas »

Sylvie Gouttebaron, Photographies

« Les meules »

Une voix différente. Qui chuchote. Qui me parle ? En regard, sur la page de gauche :

« Puis je cherche à décaler

Tout

Ne pas sombrer est l’essentiel »

Sur la page précédente :

« J’aime {…}

Le petit cœur des choses

La pauvre tendresse »

C’est elle, c’est Sylvie, m’apprend la page noire sur laquelle s’inscrivent en grosses lettres blanches quelques informations. Sa date de naissance. Paris et la Savoie. Sa fonction actuelle. Sa thèse sur Joë Bousquet. Et les titres de quelques-uns de ses livres, aux éditions Dumerchez, Stock.

Sylvie Gouttebaron, Photographies

« 1929 »

Je ne connais rien d’elle ou presque. Sinon son arrivée, un jour, rue de Verneuil, ses cheveux courts et déjà blancs, qu’elle ébouriffe et lisse, contradictoirement, de la main, quand elle parle. Son apparence de petite fille.

Nous demandions, pour diriger une Maison où l’on écrit, une personne précise, mais nous ne savions pas encore laquelle. Il nous fallait quelqu’un qui serait, qui aurait ? Ce fut elle. Sa fonction prend la place, on oublie qui elle est, on oublie qu’elle écrit. On ignore ce qu’elle pense, ce qu’elle lit. Sa fonction prend la place, elle l’accepte, elle ne dérange pas le cours des choses ni les pensées des gens. Ne parle pas d’elle, ou peu, ou à des connaissances, quelques amis. Ne mélange pas. Elle a raison.

A-t-elle raison ? Je connais peu ce qu’elle écrit. Davantage ses images découvertes sur Facebook puisqu’elle les y publie sous la forme d’un journal. Dans ses photos, quelque chose respire, se soulève et retombe doucement. Quelque chose qui dit vrai. Qui s’impose sans pression ni violence.

Sylvie Gouttebaron, Photographies

« Le bouquet sur la fenêtre »

Il y en a beaucoup, les lieux et les sujets varient, mais toutes sont salutaires. Elles font du bien, elles nous sourient, même tristes, inquiétantes. Morceaux de ciel, de plantes, d’objets.

« Je ne peux déduire du monde

Aucune image

Pourtant cela se détache bien »

Chaque image se détache, en effet, se détache d’un ensemble invisible, pour exister toute seule. Comme des portraits. Sylvie peint des portraits des choses.

Celles qui séjournent à ses côtés, dans ses maisons (je lui en imagine plusieurs, dans leur géographie particulière : montagne, ou mer, simple campagne).

Celles qui sont au dehors, dans sa proximité, jardins, chemins des alentours, village où faire les courses, rapporter la brioche pour le thé, les œufs, le lait pour un gâteau servi le soir, dans le jardin qui sent l’été et la cannelle, le chèvrefeuille contre la porte.

Et puis il y a celles de plus loin que dehors, celles des voyages et des visites, des pauses pendant la marche, la traversée d’une ville, d’un paysage marin, d’une forêt où l’on se perd.

Sylvie Gouttebaron, Photographies

« La couseuse »

Ses photos semblent boire le lait de notre enfance, le lait des contes. C’est surprenant. C’est un talent particulier, cette atmosphère, légère, subtile.

Il s’agit de bien voir ce que l’on ne voit pas dans l’habitude et la paresse.

L’impalpable est son choix, le très mince, le sourire, l’accordé.

Et aussi l’inquiétude, la détresse. Surmontées. « Il faut que je pleure sur le vide »

La perte, la mort, le mal. Dits par détour, remplacement.

Ses trois séries de têtes, les cheveux gominés, avec moustaches ou non de vingt-sept hommes jeunes et beaux.

Elles nous amusent : leur nombre, leur aspect propre et bien rasé. Car destinées à quoi, vendues par qui ? un magasin de gros pour vitrine de coiffeur ? En quelle matière sont-elles moulées, sculptées ?

Elles nous inquiètent. Ces têtes coupées sourient mais sur un champ de mines, je n’en veux pas dans mon salon.

En revanche, je veux bien de l’image empruntée à un livre d’antan : un homme de dos et chapeauté espère prendre au lasso un aigle noir en vol. Au loin, à gauche, un îlot blanc comme un iceberg.

Sylvie, de quelle histoire est-il question ? Tu nous la caches. J’aimerais lire ce livre, le poser sous la lampe à côté du fauteuil, sur la table chargée de conques, de coquillages, d’un lapin rose en céramique, d’une mappemonde et d’une boule en verre opaque.

Sylvie Gouttebaron, Photographies

« À la manière des impressionnistes »

C’est que je suis chez elle. Entrée chez elle, pas vraiment invitée, malgré l’interdiction sur un panneau abîmé par les intempéries : « Gouttebaron, défense de passer ». Son rectangle est orné, entouré d’un cerceau épineux en métal ou en bois, pour faire peur.

Je n’ai pas peur et j’entre, car j’ai envie de découvrir, d’en savoir davantage. Avant la porte ou bien après, sur un bord de fenêtre, potiche, bouquet de roses. Évidence de l’accueil qui contredit l’interdiction. Ou qui voisine avec ?

L’intérieur l’extérieur se mélangent. Je suis dedans mais le dehors s’en mêle. À cause de la fenêtre, vitre cloutée de pluie. À travers elle, paysage découpé en cinq bandeaux horizontaux : le sombre de la terre, le gris de la rivière, le talus et les arbres, le ciel clair par derrière, le ciel sombre au-dessus.

Sylvie Gouttebaron, Photographies

« La quille »

Dehors proche ou lointain. Innocence de l’enfant qui apprend la terreur et la dompte, l’assagit, l’acclimate, grâce aux histoires qu’on lui raconte.

À l’horizon, canon. Au centre, soldat de bois couché. Second soldat couché sur lui. Cyprès et soleil rouge : coquelicot sur le poumon du guerrier mort.

Ou bien, un régiment. Soldats de bois ou de métal en rang. Shakos et vestes blanches sur pantalons garance. Baïonnettes dressées : l’ennemi n’est pas loin.

Dans la campagne, un homme debout, veston sur les épaules. Appuyée contre lui, une fillette. Au premier plan, à gauche, debout aussi, corps à moitié hors champ, bras levés et posés sur la tête, une presque jeune fille. Menacée ? Quelle époque, quel pays, la guerre d’Espagne, les années trente et la misère ?

Une foule à bicyclette se dirige sur la droite. Dames en manteau, chapeau. Dames à fichu et jupe rayée. Homme à chapeau et manteau noir sous barbe blanche. Le tout accompagné d’enfants, d’échelles et de paniers repas. Vacances pour tous, congés payés, ou simplement guinguette, dimanche au bord de l’eau.

Sylvie Gouttebaron, Photographies

« Congés payés »

Retour dans la maison. Une matrone coud. Grand pan d’étoffe sur ses genoux, cheveux tirés, lunettes, visage rond. Le bras qui tient l’aiguille est levé haut. On aperçoit derrière une chaise appuyée contre un mur, et, au-dessus, pendues, des assiettes encadrant une pendule ou un plat. Tout est rond, matrone, assiettes, pendule ou plat. Sauf le bras et l’aiguille.

Convoi sur ciel d’orage comme chez Ingmar Bergman. Rouleaux de foin et champ fauché comme chez Whistler ou Pissarro. Maison, arbre tremblé et ciel décomposé comme un tableau qui a pris l’eau.

Dans un coin du salon, Sylvie en noir et blanc sur un fauteuil à haut dossier. Rêveuse.

Je repars sur la pointe des pieds, un peu confuse de l’intrusion et de l’indiscrétion.

Images de la maison ou de plusieurs maisons, passées, présentes, ou d’une maison imaginaire, recomposée et inventée, comme un musée de la mémoire : des fragments, des objets dispersés, rassemblés, « la plupart du temps des présents, des souvenirs de famille, un sérieux « mélange » en tous les cas, des coquilles de tout, des miniatures, des pétales, enfin bref, mon petit monde de poussière, tu sais, celle que nous aimons », déclare Sylvie Gouttebaron [2]. Lumineuse modestie.


  1. Les citations sont extraites de deux poèmes de Sylvie Gouttebaron publiés dans L’Inventaire des choses : Une anthologie internationale de poésie contemporaine, Action poétique, 2007.
  2. L’ensemble des photographies compose un journal publié sur Facebook, accessible uniquement aux « amis » de Sylvie Gouttebaron sur ce réseau social. C’est grâce à Sophie-Anne Delhomme, qui a su techniquement les reproduire, que certaines d’entre elles peuvent figurer ici.

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