Le tour de la France par un vieil enfant

Tout commence en 1860, l’année que Patrick Deville croit avoir vécue, point de départ d’une Histoire mondiale qui traverse l’Amérique centrale, le Mexique, l’Afrique et la péninsule indochinoise. On perce le canal de Suez, on songe à celui qui traversera l’Amérique centrale. C’est aussi le point de départ de l’histoire familiale, que raconte le romancier dans Taba-Taba.


Patrick Deville, Taba-Taba. Seuil, coll. « Fiction et Cie », 448 p., 20 €

Minuit. Points, coll. « Signatures », 560 p., 12 €


« Taba-Taba » : cela revient comme une mélopée dans la bouche d’un malade, au lazaret de Mindin où vit, doublement enfermé, un enfant gracile, opéré de la hanche. Ce garçon tyrannique, c’est l’auteur-narrateur du roman, alias « le chevalier noir ». Emprisonné dans son corset, Patrick Deville lit ; c’est tout ce qu’il peut faire. Cela l’a rendu hypermnésique. Un avantage pour la suite.

On saura à la fin du roman, dans l’île de Madagascar, ce que pourrait signifier cette invocation scandée par l’homme à l’allure de poète échevelé. Entretemps, on aura voyagé, surtout en France mais pas seulement, grâce aux malles de Monne, la tante Simonne qui a vécu à Mindin, après quelques étapes et bien des événements, de ceux qu’on a pu vivre quand on est né après la guerre de 14 et qu’on a affronté les épreuves de l’Occupation. Voyage au sens géographique et voyage dans une Histoire déjà traversée dans de précédents romans, comme Equatoria ou Peste et choléra.

Et pourtant ce roman est différent des autres. D’abord, parce qu’aux trois quarts une forme de mélancolie est sensible, liée au sentiment que le temps s’enfuit, que l’œuvre en construction pourrait s’arrêter là, de façon accidentelle par exemple : une mauvaise chute, une opération de la hanche, la descente trop rapide de lacets sur une route de Madagascar et… heureusement non. Sa compagne ne jettera pas les cendres de Patrick Deville dans le bassin du port de Saint-Nazaire, et il vivra encore un an de ses droits d’auteur.

Patrick Deville, Taba-Taba, Seuil

Patrick Deville © Jean-Luc Bertini

Cette mélancolie tient aussi à une scène. C’est le moment où l’auteur voit mourir son père. Une histoire se termine, et pourtant : « S’il m’est difficile de me souvenir du visage de Loulou, nous parlons souvent, nous quittons le matin en sachant nous revoir une nuit prochaine, dans ces rêves assez rares qui sont durables et récurrents, en des lieux imaginaires, qu’on sait devoir abandonner au réveil mais avec l’assurance de bientôt les retrouver, guettant parfois la réminiscence d’un détail comme un petit poisson montant du fond, qu’on sent arriver et qui, juste avant d’atteindre la surface, comme effrayé par la lumière, virevolte et descend à nouveau vers les profondeurs, se tapit sur la vase et les feuilles mortes en attendant l’instant propice, ou bien meurt lentement au fond de l’hippocampe. » Si l’on a coutume de croiser Verne, Conrad et Artaud dans les romans de Deville, l’ombre de Proust et le rythme de ses phrases traversent ce livre-ci, plus méditatif que les précédents. Une évocation des « trains à vitesse lente » qui traversent le paysage français, une liste de noms propres, de rivières coulant dans le Doubs, non loin de la Loue, la description de l’estuaire de la Loire, majestueux comme le fleuve Congo, lieux rêvés à partir de quelques images par l’enfant prisonnier du lazaret, cela suffit à donner son ton à ce roman.

On ne sera pas qu’ému. La France que traverse Deville dans sa Passat mêle les époques. C’est celle des attentats et celle des zones qui périclitent ou s’enlaidissent, celle des chambres d’hôtel dans lesquelles il a dormi et qu’il énumère, à l’instar d’un Perec ou d’un Olivier Rolin, celle des confins détruits par la Première Guerre mondiale, d’un champ qui vit périr en un jour plus de vingt-sept mille hommes et rendit certaines zones autour de Verdun interdites pour sept cents ans, celle des maquis du Lot, de Châteaubriant et du Vercors, puis de la reconstruction, à Saint-Nazaire, la ville que le romancier habite et aime.

Avec sa longue-vue et son microscope, Deville scrute. On s’amuse de mille détails : les ongles vernis de qui gratte les Rapido du côté de Longwy ; l’histoire du pauvre Larbin, fumeur invétéré qui fut renvoyé du paquebot Normandie avant qu’il n’appareille en 1935 ; une digression intéressante sur la Diagonale de la Vache, nord-est sud-ouest, etc. On a envie d’employer cette abréviation parce que Deville aime autant la vitesse que le moment de la contemplation. Accélérer et s’arrêter. C’est ainsi que le monde va : « depuis 1860, tous les événements sur la planète sont connectés », écrit-il. Et cette connexion impose son rythme. « Obnubilé par les éphémérides », le narrateur fait défiler les événements, un jour de l’année 1913, un autre en 1941, un troisième en 1957. Les dates, les faits, les noms abondent, donnent un peu le vertige. Parfois, la multiplication des incendies sur la « planète en flammes » fait contraste avec une chute de cheval à Antibes, parfois on sent l’élan d’une époque aveugle, celle du Sacre du printemps ou d’Alcools qui ne voit pas ce qu’annonce le naufrage du Titanic. Une autre catastrophe navale, ayant pour cadre le port de Saint-Nazaire en 1940, passera inaperçue. Churchill a préféré faire le black-out sur les milliers de morts victimes ce jour-là d’une bombe allemande.

Patrick Deville, Taba-Taba, Seuil

Le narrateur reste rarement en place, sinon pour préparer le roman : « Il est ainsi possible de jouer sur l’emmêlement des fuseaux horaires et le flou des deux dates chaque jour en usage sur la planète, de s’éclipser du monde, de demeurer suspendu dans les limbes, les mains rassemblées derrière la nuque. » Il est au Nicaragua, il pourrait être en Chine, au Soudan ou au Pérou, autres lieux qu’il arpente, en quête de ce qu’il appelle les petites traces françaises, et qui sont les échos de l’histoire familiale à travers le monde.

L’attente, la rêverie, puis l’élan : « Le temps me semblait donc venu de sortir de cette chambre du Barcelo, de rejoindre l’aéroport Augusto-César-Sandino de Managua, de retrouver dans les archives de Monne un siècle et demi de confettis français et les fantômes de l’enfance, Taba-Taba dans son uniforme de drap bleu réglementaire du Lazaret et la petite fille en robe blanche et dentelles qui descendait à Marseille du paquebot blanc des Messageries impériales avec ses parents, prenait en gare Saint-Charles un train pour Paris, et le petit-fils de celle-ci, qui fut baryton mais aussi motocycliste avant d’être clown. »

Patrick Deville, Taba-Taba, Seuil

On les suit donc de Chartres à Mindin, en passant par Soissons, Bram ou Sorrèze, au fil des événements historiques que la seule chronologie ne peut rendre. Trois guerres se produisent, des ruines, des destructions, mais on ne saurait le comprendre sans des allers-retours qui entremêlent les époques. Ne serait-ce que par la présence de Taba-Taba : il  hante le narrateur, le suit de lieu en lieu, comme le fantôme du futur suivait Yersin, son carnet en peau de taupe à la main. Avec Proust, le Malraux des Antimémoires est l’autre figure tutélaire de ce roman : on peut sauter d’une époque ou d’un lieu à l’autre, lier les êtres et les faits par des associations imprévues et soudain évidentes. Et puis Malraux c’est l’entrée de Jean Moulin au Panthéon, l’amitié avec Trotsky, l’épopée comme façon d’être.

Deville, comme Giraudoux, en d’autres temps, se fait inspecteur des postes diplomatiques, retrouve celles et ceux qu’il a croisés au Yemen ou au Vietnam, voyage dans le désert, traverse le Soudan qu’il a si longuement évoqué dans Equatoria. Il y a chez lui un curieux insatiable, un voyageur sans cesse sur la brèche, qui veut comprendre. « S’habiller, manger, toutes ces misérables petites choses qu’il faut répéter de jour en jour »: on se doute que, comme Trotsky qu’il cite alors, ce n’est pas ce qu’il préfère. On le sent plus proche de Cendrars ou de Hugo, avec qui il aurait volontiers coécrit Les travailleurs de la mer. Et si l’on pouvait lire Peste et choléra comme un autoportrait en Yersin, on n’aura pas à chercher loin pour reconnaître dans ce roman la part du « vieil enfant seul au volant de la Passat jusqu’en 2017 ».

Patrick Deville, Taba-Taba, Seuil

Alexandre Yersin

Taba-Taba est le roman de l’enfant désormais seul, en raison du deuil ; il est aussi celui de l’amour retrouvé. Des dieux marionnettistes ont provoqué les rencontres. Celle de Loulou, père du narrateur avec sa mère, à Teillay, en 1956, celle de l’auteur avec Véronique Yersin, et, plus loin dans le temps, celle de Paul avec Eugénie, les grands-parents, peu après la victoire de 1918 : « Comme des oiseaux rescapés dans les branches noircies au-dessus du paysage que l’incendie a ravagé, ces deux-là vont entamer la petite danse éternelle, en respectant les rites et les délais qui sont ceux de leur époque, les doux mots échangés, deux petits poèmes, une photo, des promenades familiales en forêt. On marche sur des œufs. » Ces deux-là, comme d’autres, font partie des couples qui se forment, de même qu’on a de petites bandes, et ici la famille, qui s’installe à Mindin après bien des péripéties.

Un jour, très lointain espérons-le, quand le bassin de Saint-Nazaire s’empoussièrera des cendres de Patrick Deville, on relira ses romans foisonnants, qui apprennent et font rêver comme le faisaient les livres de Michelet, de Hugo, de Jules Verne. On les rêvera comme il le suggère : « Les livres sont des rapaces qui survolent les siècles, changent parfois en chemin de langue et de plumage et fondent sur le crâne des enfants éblouis. »

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