Défier la langue

À travers un double fictif impliqué dans une initiation à l’écriture, Kamel Daoud, qui s’entretient ici avec Ean, se libère, en écrivain, des polémiques sur l’Islam dans lesquelles il s’est récemment engagé. Après la parution d’une partie de ses chroniques (Mes indépendances, Actes Sud, 2017), Zabor ou les psaumes, son deuxième roman, a l’ambition explicite de concurrencer et de remplacer le texte religieux. C’est dire à quel point le journaliste algérien n’abandonne pas l’audace de son questionnement : comment entretenir un rapport sacré avec la langue qui ne soit pas uniquement celui de la religion ? Quelle est cette « brèche dans le mur de nos croyances » ?


Kamel Daoud, Zabor ou les psaumes. Actes Sud, 336 p., 21 €


Peu d’écrivains francophones actuels s’avèrent capables, ou même désireux, de prendre position sur les champs de bataille idéologique, de s’engager dans l’arène de leur temps. Kamel Daoud assume le combat, définit sa ligne. Contre l’intolérance religieuse et politique du début du XXIe siècle, contre la pensée racialiste développée sur les deux rives de la Méditerranée, contre une relation au monde qui serait définie par des intouchables – qu’ils soient les gouvernants du moment, le sang familial, la terre d’origine ou les textes religieux. Zabor semble néanmoins conçu pour gravir un autre pan du débat intellectuel : il se situe en littérature, ou plutôt en écriture. Son premier geste de création relève de l’onomastique. Ismaël, le narrateur, se fait appeler Zabor, qui est l’autre nom du Livre des Psaumes de David, et David est l’autre nom de Daoud. Scrupuleux, radical, le texte pose les fondations d’une écriture neuve, dont on observera éventuellement les suites. Il démontre la cohérence d’une démarche personnelle, saturée de violence, à la fois blessée et attaquante, intransigeante, douce et chaleureuse également. Il recherche son propre rapport à la langue, en l’inventant, en le corrigeant, en l’observant et en le commentant. Dans ce roman-essai, les pouvoirs évocatoires de l’écriture forment le fantasme d’une grandeur enfin souveraine, l’horizon rêvé d’un affranchissement.

« Tout était futile et sans issue comme une vie de forçat inconscient de son sort », raconte Zabor, trentenaire vierge et noctambule qu’on pourrait prendre pour un enfant abandonné, un idiot du village, ou un fou convaincu de sa place au faîte de l’histoire. Ce paria familial et social, intrus chez les siens, figure un être inversé, vivant à contre-jour, mais aussi à contre-temps. Il évolue dans un entre-deux historique indéfini, celui des années 1980 en Algérie, entre la colonisation et l’islamisme à venir. Aucune idée, aucun projet n’a germé après l’émancipation de l’Indépendance, avant les violences de la guerre civile. Ni Zabor, nourri de récits bibliques et accompagné de romans, ni Kamel Daoud ne se font ici rapporteurs du réel. Les personnages – Zabor lui-même, son demi-frère qui le menace, sa tante Hadjer qui l’élève – valent plus pour leurs résonances avec un autre temps, fondamental, mythologique, un temps d’avant la religion et l’histoire. L’auteur et son double voudraient bien en être les intermédiaires sur cette terre aride aux maisons de chaux, battue par la poussière et le soleil, rythmée par l’appel à la prière, percluse de mariages endogènes, pays qu’aucun voyageur n’a l’idée de visiter, que nul habitant n’a jamais abandonné.

Kamel Daoud, Zabor ou les psaumes

Composition abstraite de Nicolas de Staël (1945)

Orphelin de mère, sacrifié par son père, en l’occurrence boucher, chassé par son village capable de le dévorer, Zabor, à la voix de mouton, devait être leur bouc émissaire : il a pris conscience de leur enclavement, du vide de leurs vies informes. Sa fière solitude n’est presque plus subie, car la singularité de ce personnage, qui ne demande même pas d’être cru, devient une force exceptionnelle grâce à un don magnifique, métaphore de sa lucidité, retournement de sa vulnérabilité : il s’agit de retarder, par ses récits, la mort des habitants, que menacent le silence et l’oubli comme la montée des sables et l’assèchement des sols dérobent la Terre sous nos pieds sans qu’on le voie. Avec une ironie cruelle, sa confession, qui retrace l’apparition et l’apprentissage de son don d’écriture, prolonge l’agonie du père, laissant imaginer une Shéhérazade racontant des histoires pour assassiner à petit feu, et rappelant que, si certaines vies sont éternelles, un conte a toujours une fin : le père infanticide sera-t-il sauvé avant le terme de la nuit ? Et qui sauvera, le lendemain, le conteur parricide ?

Mais, peut-être plus que celui de Shéhérazade, c’est un autre fantôme littéraire qui traverse le roman, à travers deux motifs puissamment évocateurs, jalonnant le parcours d’écriture de ce « Robinson arabe d’une île sans langue ». L’île, à laquelle il compare systématiquement sa colline natale, a comme terrifiant prolongement le mutisme, qui a frappé son grand-père. S’égarant dans sa propre réflexion, reformulant ses origines et ses fantasmes, Zabor ou les psaumes lutte contre cette double hantise : l’enfermement du monde insulaire, la stupeur de l’hébétement et du ressassement ; c’est-à-dire la crainte de ressembler à Poll, le perroquet qui se satisfait de la poignée de mots qu’il a appris de Robinson. L’île de Zabor n’est pas un point de ralliement, de métissage, mais un versant de la terre plongé dans l’obscurité, ignorant tout de l’autre. Son héroïsme n’est pas de convaincre les siens, de diffuser ses lumières aux incultes, mais de repérer son versant d’origine, le manque de mots, sa propre incapacité à dire ce manque, de signifier l’écart entre différents rapports au monde, différentes langues possibles : « Chez nous, lire se confondait avec le sens de la domination, pas le déchiffrement du monde, cela désignait à la fois le savoir, la loi et la possession. […] Personne dans notre tribu ne savait lire ni écrire, et donc si ce don m’était échu, c’était pour donner du sens, c’est-à-dire perpétuer, consacrer les miens et les sauver de la disparition complète et idiote. »

Kamel Daoud, Zabor ou les psaumes

Zabor peut alors être lu comme un grand roman d’initiation à la langue : « Mon apprentissage de la langue fut une bataille gagnée contre la pauvreté du monde […] J’écrivais dans une langue étrangère qui guérissait les agonisants et qui préservait le prestige des anciens colons ». De la « langue naufragée », dans laquelle débute sa formation, à la langue maternelle de la tante Hadjer, à l’arabe quotidien et au français de l’école, enfin à la langue de l’écriture, la sienne propre et celle des siens en même temps, cet itinéraire mène à « une langue folle, riche, heureuse, amalgamée avec des racines sauvages, hybride comme un bestiaire de mythologie ». Quitter l’île, ne pas se transformer en perroquet Poll passe par « faire circuler un genre de sang » avec « une volonté de précision » : l’incarnation du poème et la rigueur de l’inventaire, couplées dans une écriture totale, imprimable sur le monde comme un tatouage sur un corps. Kamel Daoud sait trop bien que ce sont de puissants fantasmes, de grandes utopies de l’écriture pour donner accès aux récits rédigés afin de repousser la disparition des villageois. Suaires et trésors, les cahiers au nom de romans que Zabor enterre de nuit, couverts de ses psaumes, renferment le cœur secret de ce roman magnifique, corps vivant qu’agite une langue étrangement sentencieuse et déliée. Un autre type de langue, plus habitée, secrète, nocturne, plus présente que le reste, entrecoupe le récit. C’est ce qu’écrit le fils au chevet du père, et dont le roman entier aurait pu avoir la teneur. Dans les interstices de l’entre-parenthèses, de l’italique, dans les zones enclavées du texte, la libération du dogme religieux s’émancipe de tout commentaire, s’exprime et s’assume, sans douleur, dans un rapport d’invention, de jouissance et de présence avec les réalités du monde à travers les fictions de l’écriture.

Dans les textes inhumés par Zabor, souterrains à celui-ci, se poursuit le rêve le plus fou : « leur démontrer qu’il y a une autre “écriture sacrée” ». L’idée, ancienne en Occident, de la mise en concurrence de la littérature avec le texte saint réapparaît de manière plus vive dans un contexte musulman, mais là ne se trouve pas le fait d’armes de Kamel Daoud. Le plus grand intérêt de son roman, où l’écrivain semble se découvrir à lui-même, en initiation lui aussi, réside dans sa confrontation courageuse avec la possibilité d’une « autre langue », extraite de l’arabe du Livre et du français des livres, consciente de son histoire, attentive à ses limites. Par cette fiction de langue nouvelle, Kamel Daoud réfute les enfermements induits par les textes et les langues lorsqu’ils sont pensés comme immuables ou liés à des appartenances fixes. Moins qu’avec le Coran, c’est avec sa langue libérée que Zabor entretient un dialogue silencieux constant, grâce aux appuis de la traduction, de la calligraphie, de la poésie. « Ultime défi du don : aller plus loin que la langue, la faire aboutir à son impossibilité. » Défier la langue programme les efforts à fournir dans l’espoir de poursuivre sa libération.


Dans notre numéro 29, Cécile Dutheil rendait compte de Mes indépendances, du même auteur.

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