Être du côté des proies

Chaque habitant de Paris peut dire où il était, ce qu’il faisait dans la nuit du 13 novembre 2015. Certaines dates sont comme cela. Elles poussent ceux qui s’y reconnaissent, refaisant l’enquête sur le crime, à se poser les uns les autres la même question. Elles révèlent la trace imprimée par l’événement dans la vie quotidienne, comment l’ordinaire intègre l’irruption de la violence, quel avant et quel après se sont d’ores et déjà installés dans le temps : avant et après l’attaque des cafés, du Bataclan et du Stade de France, quand des terrasses et un match de football ont pris une dimension historique inattendue. Pour ma génération, ça a commencé avec le 11 septembre 2001. Quant à Jean Deichel, le narrateur-personnage récurrent de Yannick Haenel, il vit l’accélération et l’aboutissement de son aventure ce 13 novembre 2015. C’est aussi la césure de Tiens ferme ta couronne, comédie cinématographique à la recherche du sacré.


Yannick Haenel, Tiens ferme ta couronne. Gallimard, 352 p., 20 €


Ce roman picaresque contemporain est sans doute plus drôle que Cercle et Les Renards pâles (Gallimard, 2007 et 2013), les deux précédents opus de Yannick Haenel où apparaissait le personnage de l’écrivain au manteau noir, reclus dans le XXe arrondissement de Paris. Il veut vivre un roman d’aventures ; la meilleure manière d’y parvenir étant d’en écrire un, il se trouve touché par une maladie qui lui remplit l’esprit de noms – le mal des écrivains, pour ce garçon volontiers poseur. Avec un tel anti-héros qu’on ne saurait trop prendre au sérieux, Tiens ferme ta couronne peut se lire comme une succession d’épisodes comiques, empruntant au théâtre burlesque et aux comédies hollywoodiennes classiques. Le décalage entre le monde extérieur et Jean Deichel, étonné par les filles collées à leur portable ou par l’intolérance d’un maître d’hôtel sosie d’Emmanuel Macron, nourrit les inadvertances, les quiproquos et les gags, souvent réussis, de cette cavalcade hallucinée à force d’alcool et de mysticisme. Mais Tiens ferme ta couronne, dont l’incipit est paru dans un ouvrage collectif consacré au New York des écrivains (Stock, 2013), est d’abord construit autour de deux œuvres qui, si elles sont majeures et fascinantes, ne sont pas des plus comiques : celle de Hermann Melville, sur lequel le narrateur a écrit un scénario interminable, et celle de Michael Cimino, qu’il rêve de voir réaliser le film.

Yannick Haenel, Tiens ferme ta couronne

Yannick Haenel © Francesca Mantovani

La mise à mort parcourt comme une obsession le récit de ces aventures. Sous ses dehors de poète destroy, Jean Deichel est un témoin qui s’ignore. Témoin de la violence de son temps comme de son lieu, observateur dilettante de ce qu’il appelle « notre époque d’extermination », il est contemporain des rafles de réfugiés dans Paris et des vidéos de l’Etat islamique, mais ne semble pas les voir. Lui a besoin de les regarder à travers les figures et les récits mythologiques, en particulier celle de Diane, auxquels il rattache la chasse à la baleine de Moby Dick et The Deer Hunter (« Le chasseur de daim », ou Voyage au bout de l’enfer en version française). Comme celle de Faulkner sur le même continent, comme celle de Coetzee ailleurs, ces œuvres obsédées de rédemption sont nées sur les lieux d’un crime. Une parabole sacrée leur est nécessaire pour transfigurer l’élimination, l’exploitation. Le crime qui les hante devient sacrifice, « un interminable crime sans cause », le fond depuis lequel les dés sont jetés.

Melville et Cimino, à un siècle de distance, ne posent pas la question du mal dans les mêmes termes. L’univers du premier, dont la lecture irriguait déjà Cercle, procède encore d’une conception adossée à la Création ; ceux de Cimino et de Haenel relèvent d’un après l’extermination. Ce n’est pas sans raison que le cinéaste offre à Jean Deichel les livres de Charles Reznikoff, l’auteur d’Holocauste, texte composé d’extraits des procès de Nuremberg. Tiens ferme ta couronne est un roman hanté par les chasses à l’homme du XXe siècle. Les images de cinéma qu’il reconstitue – notons qu’il est rare qu’un film devienne un roman, et non l’inverse – ont quelque chose de présences fantomatiques. Le spectateur Jean Deichel use ses yeux à la recherche de leur punctum, cette tache de présence qui révèle leur réalité. C’est leur secret, leur vérité. « For in this world of lies, Truth is forced to fly like a scared white doe in the woodlands », écrivait Melville dans un texte de 1850 sur Nathaniel Hawthorne. Cette phrase, conjuguée au titre de Cimino, définit la ligne directrice du roman, course essoufflée qui ressemble moins à une fuite qu’à une quête. Les humains, les animaux et les œuvres d’art rencontrés par Jean Deichel apparaissent de manière indécise, mystérieuse, comme situés à une lisière ou sur une rive. Incertaine, cette limite n’est pas celle des propriétés, mais le seuil de l’espace du sacré.

Yannick Haenel, Tiens ferme ta couronne

Chaque personnage rapporte une expérience au cours de laquelle sa vie ou celle d’un autre a été mise en jeu. En joue, aussi. La chasse obsède tant Jean Deichel, qui garde le chien de son voisin adepte de battues, car il se sait parmi les chasseurs, mais semble souhaiter être du côté de la proie. Un double souvenir coupable et refoulé, où il n’a pas empêché la mort d’un être, remonte à la surface tandis qu’il cherche les traces contemporaines de « cette forêt criminelle qu’on nomme l’humanité ». Il reconnaît lui-même : « Ces dernières années, je n’avais pas fait attention à ce qui m’arrivait, encore moins à ce qui arrivait aux autres ». L’attente du moment de vérité où tous les signes qu’il perçoit se rassembleront mène à cette nuit-là, de surcroît celle de ses cinquante ans. Le crime du 13 novembre 2015 se déroule à quelques encablures du restaurant où il se trouve, picolant plus que jamais, de nouveau décalé par rapport à l’événement. Il n’est pas pour autant absent à la portée du crime. A partir de ce moment-là, son effroi sacré se concentre sur des corps inertes qu’il aperçoit furtivement et dont la mise en relation est très belle, qu’ils soient recouverts d’un linceul, enveloppés dans une couverture de survie ou exposés devant le retable d’Issenheim.

L’angoisse qui saisissait Tiens ferme ta couronne, injonction de Proust dans ses carnets, s’apaise alors. La distance au monde de l’homme solitaire s’amenuise. Son aventure n’est plus indifférente. En dépit d’excès de mise en scène et de symbolisme, Yannick Haenel poursuit une littérature salutaire, car il élabore des épreuves spirituelles qui ne sont pas de l’ordre d’une quelconque foi religieuse, mais de la réception et de l’adhésion au monde, de l’élévation vers un Royaume qui serait la « vie nouvelle ». Plus que les qualités de chaque volume où erre la figure de Jean Deichel, c’est le cheminement de cette œuvre inquiète et espérante qui suscite l’intérêt devant ses mystères et ses merveilles. Yannick Haenel ne résout pas, heureusement, l’énigmatique phrase de Proust. A la suite de cette nuit, nous ne sommes plus dans l’après-extermination, ni même dans l’après-attentat, nous ne sommes pas dans l’histoire. Il faudra une mort supplémentaire, celle d’une femme qui a voué sa vie à la foi, pour se placer après la résurrection. Tout le récit tend vers ce nouvel « après ». C’est un après l’aventure, après la comédie. C’est en vérité un avant. Nous sommes à l’orée du bois, à l’entrée de la rade. Les masques tombent. Le voyageur retourne au port en remontant le fond.

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