Pour un libéralisme social

Quand ces lignes seront publiées, le premier tour de l’élection présidentielle sera passé. Ses résultats n’enlèveront rien à l’intérêt de l’ouvrage d’Éric Fassin. Le sociologue y analyse la notion de populisme de gauche, défendue par Jean-Luc Mélenchon, et pronostique son échec électoral.


Éric Fassin, Populisme : le grand ressentiment. Textuel, 96 p., 11,90 €


En ces temps d’ouvrages multiples sur le populisme, l’opuscule d’Éric Fassin aborde un aspect particulier du problème en soulevant deux questions : Qu’est-ce qu’un populisme de gauche ? Une telle stratégie politique peut-elle être payante dans les urnes ?

En jeu, les thèses des philosophes Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, principaux inspirateurs des mouvements se réclamant d’un « populisme de gauche », tels que Podemos et les « Insoumis » de Jean-Luc Mélenchon. Contre « l’illusion du consensus » engendrée par la gouvernance néolibérale, Chantal Mouffe emprunte à Carl Schmitt l’idée d’une nécessaire conflictualité à la base de toute politique. Dans cette perspective, le combat contre l’extrême droite passerait par un dépassement des marqueurs idéologiques classiques. Au clivage droite/gauche devrait se substituer un antagonisme d’ordre sociologique : le « peuple » contre les « élites ». À un populisme de droite fonctionnant sur un mode ternaire, le peuple contre les « élites » et les minorités (immigrés, musulmans…), s’opposerait un « populisme de gauche » reposant, certes sur des valeurs, mais aussi et surtout sur une dichotomie entre un « eux les dominants » et un « nous, le peuple ». C’est tout le sens du slogan mélenchonien : « La force du peuple ».

Éric Fassin, Populisme, le grand ressentimentD’où la question subséquente de Fassin : « l’anti-élitisme peut-il faire bon ménage avec les valeurs de gauche ? ». L’auteur y répond en sociologue. Il remarque d’abord que sous le mot de « peuple » se logent, en France et ailleurs, des réalités sociales hétérogènes. Ainsi, s’appuyant sur des analyses détaillées des résultats des dernières élections américaine et britannique, il montre que les partisans de Trump et du Brexit étaient des hommes blancs majoritairement peu diplômés. Quant à la France : « Dès lors que les femmes restent plus rétives au Front national, peut-on en conclure qu’il s’agit aussi d’un vote d’hommes blancs peu diplômés ? » En faisant passer son électorat pour l’entièreté du peuple, Marine Le Pen opérerait en réalité un glissement métonymique. La logique mélenchoniste répondrait au même mécanisme. Parler au « peuple » reviendrait à s’adresser… aux hommes blancs peu diplômés. Derrière le républicanisme de ce candidat se dissimulerait une vision tronquée de la population française. Éric Fassin démontre sans peine qu’il existe d’autres catégories sociales, dont les minorités, les jeunes urbains, etc. Plus qu’un peuple, il existerait des peuples, aux passions politiques contradictoires.

L’auteur rappelle en effet que l’électorat lepéniste se structure d’abord autour du refus de l’immigration et autour de l’attente de politiques sécuritaires. Par conséquent, pour réels qu’ils soient, la souffrance et le ressentiment de cet électorat ne sauraient se muer en une adhésion à un populisme « de gauche ». À moins, bien sûr, que celui-ci ne fasse passer par-dessus bord ses valeurs… « Une politique de gauche ne saurait donc se donner pour objet premier de sauver les brebis égarées qui pourraient bien être des loups. » En s’adressant à un certain électorat, en laissant le populisme l’emporter sur les questions de genre et de race, la gauche perdrait son âme. Selon Éric Fassin, mieux vaudrait s’armer d’un programme de gauche renouvelé pour s’adresser aux abstentionnistes. En somme, il faudrait d’abord « construire une gauche » avant que de construire un « peuple ». De manière révélatrice, il rejoint les préconisations du think tank Terra Nova. Celui-ci avait appelé la gauche à viser un électorat urbain, jeune et issu de l’immigration. Emmanuel Macron semble avoir suivi ces recommandations. Reste à savoir si l’opposition d’Éric Fassin au néolibéralisme peut s’articuler au libéralisme social qu’il défend. L’auteur le souhaiterait. L’offre politique tend aujourd’hui à dissocier nettement ces deux versants, pourtant issus d’une même matrice idéologique. Le NPA a effectué un pas dans cette direction, avec un succès électoral mitigé.

De manière peut-être imprudente, Fassin parie que « rapatrier le populisme à gauche n’apportera pas les résultats électoraux escomptés ». Une telle prédiction, même si elle se vérifiait, n’enlèverait rien au succès actuel de Podemos ou à l’engouement (jusqu’où et quand…) pour Jean-Luc Mélenchon. Et l’effondrement des partis socio-démocrates ne saurait expliquer entièrement ces phénomènes. Enfin, on regrette que le sociologue, tout en appelant de ses vœux une refondation de la gauche, n’en propose pas même une esquisse. Le temps n’a pourtant pas manqué depuis sa dénonciation du quinquennat Hollande, en 2014 déjà, dans Gauche : L’avenir d’une désillusion.

À la Une du n° 31