Un philosophe approximatif

S’il parvient à surmonter son irritation première, le lecteur des Enfants d’Héraclite : Une brève histoire politique de la philosophie des Européens, de Gérard Mairet, en vient à s’interroger : un texte philosophique à ce point truffé d’inexactitudes peut-il néanmoins présenter un intérêt ? Il s’agit au fond de savoir si l’on peut réellement penser dans l’approximation.


Gérard Mairet, Les Enfants d’Héraclite : Une brève histoire politique de la philosophie des Européens. Éd. du Félin, coll. Les marches du temps, 178 p., 22 €


Les inexactitudes n’ont pas toutes la même portée. Quand on voit estropier les noms de Bernard Pautrat et d’Hypatie, ou avancer de quatre ans la date du concile de Nicée, on se dit que la relecture a été négligée mais que nul n’est exempt de coquilles. Il en va différemment quand l’auteur consacre une pleine page à une spéculation fondée sur le fait que « dans l’original grec [de l’Évangile de Jean] logos et theos sont sans majuscule » : il néglige les effets du recopiage d’un manuscrit dont l’original est perdu de longue date. Et surtout il ignore que notre distinction entre majuscules et minuscules dans le cours d’un même texte n’existait pas en grec ancien, non plus d’ailleurs qu’en latin. On pourrait ajouter que la présence de l’article devant un mot comme theos ou logos ne signifie pas que l’auteur du texte tienne ces termes pour des noms communs. D’autres approximations relèvent plutôt du jugement expéditif qui fait tiquer tout connaisseur du sujet. Ainsi de l’apparition supposée chez Tertullien du mot « religio » en un sens moderne : la rupture avec l’usage cicéronien du mot n’est rien moins que manifeste. Ainsi de la présentation de Diogène le Cynique et d’Épicure comme relevant de la même famille de pensée, comme s’il y avait quoi que ce soit de cynique dans l’épicurisme. Ou de la déclaration que « marcionisme et gnosticisme » seraient « radicalement opposés » alors que la plupart des historiens de la gnose s’accordent à voir dans Marcion l’un des gnostiques les plus intéressants.

Nul n’est censé être omniscient et il n’est pas scandaleux que l’on prétende parler longuement, et en philosophe, d’Héraclite et de Platon sans savoir un traître mot de grec. Il faut bien user de traductions – mais peut-être pas aller jusqu’à se référer systématiquement à des ouvrages de seconde main, même à propos de questions ou d’auteurs centraux pour le sujet traité. Un penseur comme Philon qui, vivant à l’époque du Christ, s’inscrit explicitement à la rencontre des sagesses grecque et juive, est au cœur de la problématique de Mairet, mais celui-ci ne s’en rend pas clairement compte car il n’en sait que ce qu’en disent trois pages de l’Histoire de la philosophie de la Pléiade. Dans d’autres cas, il se fonde sur cette connaissance très approximative, forgée au contact de manuels, pour formuler des jugements impressionnants de légèreté. Passons sur l’extrême simplification des rapports entre Épicure et Démocrite, comme s’il y avait eu entre eux une relation de maître à disciple. Mais la caricature qui est faite de Platon est difficilement supportable. On est au niveau des notices des Éditions de Moscou dans les années cinquante, de même d’ailleurs qu’à propos d’Aristote, qui aurait « opéré un retour aux choses mêmes », alors que Platon « réformateur religieux » aurait été « trop préoccupé par des contes édifiants à dormir debout » ! Quand Aristophane présentait Socrate comme perdu dans les nuées, c’était une plaisanterie d’auteur comique ; il n’est pas raisonnable d’expédier ainsi l’effort du disciple de Socrate.

On peut admettre que qualifier Platon de « réactionnaire » soit un jugement de valeur aussi légitime qu’un autre, mais présenter tous les sophistes comme des parangons de la démocratie est pour le moins osé. Il est paradoxal de présenter les choses ainsi et de faire un tel éloge d’un Antiphon, qui fut condamné à mort, non parce qu’il était un « grand homme », mais pour des raisons directement politiques : pour haute trahison après avoir été un ultra dans le gouvernement antidémocratique des Quatre-Cents. Lui faire boire la ciguë, c’était exécuter Brasillach.

Et les lecteurs de Platon savent que ce prétendu réactionnaire se livre dans le Gorgias à une attaque en règle contre Calliclès, un personnage inventé à qui il fait tenir sans scrupule les discours les plus ouvertement antidémocratiques et contre qui Socrate défend l’égalité. On peut certes penser que c’est à tort que Platon présente la position politique de Calliclès comme une conséquence de l’enseignement dispensé par le sophiste Gorgias. Encore faut-il être conscient que l’évaluation de la signification politique du platonisme a fait l’objet de nombreux débats que l’on ne peut réduire à l’assertion toute simple qu’il serait « réactionnaire ». Bertrand Russell comparait son État idéal à celui des bolcheviques et, quoique d’un point de vue différent, Alain Badiou ne dit pas tout autre chose.

L’ignorance de la philosophie antique que semble manifester cette accumulation d’inexactitudes et de légèretés pourrait bien avoir eu pour vertu de susciter « l’étonnement » à l’origine de ce livre. Gérard Mairet raconte en effet en ouverture que son attention fut jadis retenue par un « détour » : « le prologue de l’Évangile de Jean où le Logos (avec un L majuscule) est tout bonnement identifié avec le Christ ». Ne revenons pas sur le débat concernant cette majuscule supposée tantôt présente, tantôt absente ; contentons-nous de noter que l’assimilation du Logos au Christ ne se fait pas « tout bonnement » dans le prologue de Jean. L’évangéliste procède en plusieurs temps : d’abord le logos, puis Jean le Baptiste, lequel va voir Jésus venir à lui. L’affirmation que « le Verbe s’est fait chair et a planté sa tente parmi nous » est première par rapport à l’assimilation du Christ au Verbe. Toutefois, ce n’est pas sur ce point que Mairet va s’attarder, non plus que sur le fragment 50 d’Héraclite, qu’il met à l’origine de toute réflexion sur le logos, en délaissant l’immense champ des interprétations auxquelles ce fragment a donné lieu, et pas seulement dans un chapitre des Essais et conférences de Heidegger.

Mairet se souvient de ce thème rebattu par les Pères de l’Église, selon qui les philosophes grecs auraient opéré un « larcin » en pillant les prophètes bibliques : lors d’un voyage en Égypte, Platon aurait eu connaissance des écrits de Moïse qu’il aurait recopiés. L’Église n’a jamais été intimidée par le ridicule de ses plus gros mensonges ; il serait toutefois un peu court de seulement sourire de cette accusation-là. Mieux vaut s’intéresser à sa signification, laquelle est assez claire : légitimer les emprunts massifs que les fondateurs de la philosophie chrétienne ont faits à la tradition grecque : d’abord, via Philon, au stoïcisme, puis, selon les époques, tantôt à Platon et tantôt à Aristote. Nul ne doute plus que, si « larcin » il y eut, il fut le fait des chrétiens. On peut aussi y voir un hommage implicite – qui est d’ailleurs tout à fait explicite chez certains Pères comme Clément d’Alexandrie. Dans la mesure où le syncrétisme des stoïciens a emprunté des éléments à Héraclite, on peut effectivement trouver au prologue de Jean une lointaine origine héraclitéenne. Quant à soutenir que le logos de l’évangéliste serait « ineffable », cela requiert une certaine audace puisque le substantif et l’adjectif se contredisent.

Le projet de Mairet consiste à tirer de cette affaire du « larcin chrétien » ce qu’il appelle « une brève histoire politique de la philosophie des Européens ». On n’hésitera pas à le suivre lorsqu’il voit un trait caractéristique de la pensée des Européens dans l’affrontement entre le logos philosophique et l’usage « détourné » que l’Église en a fait quand elle a identifié le logos au Christ. D’un côté, la raison ; de l’autre, la révélation. On admettra volontiers que cette tension est essentielle à l’Europe, sous cette forme ou celle de l’affrontement séculaire entre État et Église. On lira même avec plaisir un ultime chapitre consacré au western, dont les thèmes seraient « très précisément [ceux de] la philosophie politique européenne de la modernité ». On retrouverait là le « couple logos/polemos qui organise la politique historique des Européens » et dont la formulation première est due à Héraclite. C’était d’ailleurs un thème auquel le Heidegger des Cahiers noirs était très sensible…

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