Fable architecturale

« Il donne un cube à Paris. » Stupeur, le 25 mai 1983, lorsque Robert Lion proclame le nom de l’architecte vainqueur du concours organisé – après quinze ans de tergiversations – par l’établissement public d’aménagement de la Défense (EPAD) pour ce qu’on appelle la « Tête Défense » : un inconnu, un Danois (un Danois !), un aristocrate, Johann Otto von Spreckelsen. Pendant ce temps le lauréat fait du bateau dans le Jutland.


Laurence Cossé, La Grande Arche. Gallimard, 355 p. 21 €


Pourtant la solution que l’architecte a imaginée pour mettre un point final à la Défense s’impose à tous, suprêmement élégante : un cube évidé de marbre blanc, légèrement désaxé, aérien. On dira rapidement « l’Arche de la Défense ». Or, comme le montre Laurence Cossé, la question est sensible, politiquement, ne serait-ce qu’en raison de la perspective vue de l’Arc de triomphe et de l’Élysée …

La construction, techniquement délicate, de ce pont à cent mètres de haut commence en 1985 avec le malcommode Francis Bouygues, et avec l’aide d’un architecte au fait des contraintes techniques et des labyrinthes de l’administration française, venu d’Aéroport de Paris, Paul Andreu. Les choses auraient pu bien se passer, mais le choc finalement culturel entre le Danois et la France va conduire à une véritable épreuve pour l’architecte.

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Johann Otto von Spreckelsen est un artiste de génie, méticuleux, exigeant, perfectionniste, angoissé sans doute, protestant, arrogant peut-être, inflexible jusqu’à l’absurde. Laurence Cossé, dans ce « roman » balzacien qu’est La Grande Arche, mène une enquête en profondeur, aussi passionnante que déprimante. Otto von Spreckelsen va se trouver en effet jeté dans une vie politique qu’il ne comprend pas et vivre un vrai calvaire jusqu’à sa démission en juin 1986 et sa mort mystérieuse peu de temps après, en mars 1987.

Pourtant il bénéficie du soutien inconditionnel du président Mitterrand, qui, quel que soit l’intérêt qu’il porte à ses « grands projets » (la Bibliothèque, l’Opéra, etc.) s’est pris de passion pour ce chantier particulier, son arc de triomphe. Il apprécie manifestement cet artiste secret capable de s’exalter pour la qualité d’une pierre, il participe même – dans notre absurde république monarchique où tout remonte au sommet – au choix du marbre de Carrare. Mais que peut le Danois contre les attaques d’une droite revancharde, contre les tiraillements entre maître d’ouvrage et maître d’œuvre, contre les menées d’un promoteur (« le Squale »), contre la désinvolture et le cynisme ? Peu à peu l’artiste qui avait dessiné un beau de rêve de pierre s’est senti dépossédé, dépassé, trahi. Pourtant certains, comme Robert Lion, Yves Dauge, Paul Andreu, ont cru au projet architectural et sont parvenus à le mener à bien. L’Arche est bien là, aujourd’hui, « monumentale structure gratuite » dit Laurence Cossé, dotée d’une vraie « grandeur spirituelle ».

Le problème est que l’œuvre inaugurée en 1989 a d’emblée souffert d’un grave défaut. Conçue pour être un bâtiment ouvert au public, elle n’a jamais eu de vrai « programme », de finalité sociale, sinon de fumeux projets autour de la communication. Par conséquence pas de financements, sinon la location de bureaux, comme partout dans les tours de la Défense.

Laurence Cossé, dans ce qui ressemble à une fable à la morale peu consolante, veut même voir en l’Architecte danois une figure « christique ». Admettons, car son beau récit est poignant –mais pour combien d’architectes à l’ego surdimensionné, de divas autoproclamées, de poètes susceptibles, de nostalgiques de la tour de Babel ? Les véritables héros de l’architecture contemporaine ne seraient-ils plutôt les techniciens, les dessinateurs, les ouvriers, les ingénieurs, les bâtisseurs anonymes du réel ?

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