Le nerf de la guerre de la psychanalyse

Freud inventeur de la psychanalyse, théoricien aussi exigeant qu’insatiable, chef d’École libéral parfois, tyrannique plus souvent, ne craignant ni les ruptures ni les schismes, pater familias à la mode ancienne, un « rien » machiste, épistolier jamais las, on connaissait tout cela et l’on ne cesse de parcourir ce véritable monument, auquel Henriette Michaud apporte une nouvelle pierre.


Henriette Michaud, Freud éditeur. Les almanachs de la psychanalyse (1925-1938), Campagne Première, 172 p. 19 €.


La lecture de ses volumineuses correspondances laissait bien apparaître pourtant que la question de l’édition et tout autant celle de la diffusion revenaient fréquemment au premier plan des « affaires » du Mouvement mais nous avions tendance à n’en pas faire grand cas, à considérer cela comme accessoire. Avec ce livre où la précision le dispute à la clarté, Henriette Michaud nous fait découvrir ce que nous ne soupçonnions pas, l’importance pour Freud, et pour la psychanalyse, du champ de l’édition, vecteur central des combats que la discipline alors naissante va devoir livrer contre tous ceux que l’idée même d’inconscient dérange, théâtre de la rivalité interne au champ psychanalytique entre l’univers germanique, Vienne, Berlin mais aussi Budapest avec Ferenczi et l’univers anglais, et bientôt américain, dont Jones cherchera sans répit à assurer la prédominance.

C’est en 1918 que l’aventure commence avec le don d’une somme importante effectué par Anton von Freund, ami de Freud : sans hésiter un instant Freud décide d’investir ce fond inespéré dans la fondation, rêvée depuis déjà longtemps, annoncée au Ve Congrès international de psychanalyse qui se tient à Budapest, d’un Internationaler Psychoanalytischer Verlag (Les éditions psychanalytiques internationales) ce que l’on appellera désormais le Verlag. Pour Freud, il n’était qu’une façon pour un homme de prolonger sa vie, de signer son immortalité à travers ses enfants et comme le dit Henriette Michaud, « [s]on œuvre – et son Verlag – étaient aussi ses enfants ». Le Verlag pour lequel on dépensera toujours sans compter et plus qu’il n’est possible au point qu’il deviendra bien vite, selon les propres termes de Freud, « son enfant à problèmes »

En janvier 1920, Anton von Freund meurt d’un cancer et le Verlag court le risque de disparaître. Mais l’un des disciples berlinois de Freud, Max Eitingon met alors sa fortune et son énergie en jeu, il va devenir, jusqu’à son départ forcé pour la Palestine en 1932, l’alter ego du Maître dans le champ éditorial. Le Verlag éditera non seulement les œuvres de Freud et de la plupart des théoriciens du mouvement mais aussi les diverses revues destinées à développer et à stimuler la recherche en psychanalyse. Otto Rank, l’un des disciples chéris de Freud, alors son secrétaire, en deviendra le directeur technique. En 1921, Rank, qui est débordé par ce travail qu’il doit mener de pair avec sa pratique de psychanalyste, embauche pour le seconder quelqu’un jusque-là employé bénévole, quelqu’un dont le nom est rarement cité par les historiens de la psychanalyse mais dont le rôle devient vite central, Adolf Storfer, que Freud appréciait pour son intelligence et sa compréhension de la psychanalyse. Storfer prendra le nom d’Albert en 1938, on comprend pourquoi.

Cet éditeur de talent, ingénieux et audacieux, va donner au Verlag une importance nouvelle et Freud lui conférera bien vite les pleins pouvoirs. Si le début des années vingt est marqué par des refontes théoriques importantes dans la démarche de Freud, remaniement de la conception du moi, nouvelle topique et introduction oh combien controversée de la pulsion de mort, ces mêmes années vingt sont aussi le temps des tensions internes au Mouvement – controverse avec les Américains notamment sur la question de l’autonomie de la psychanalyse vis-à-vis de la médecine et de la psychiatrie et nécessité d’étendre auprès d’un public élargi la connaissance des développements de la psychanalyse. Sur tous ces plans Storfer va déployer son talent non seulement d’éditeur mais sa connaissance des techniques de ce que l’on n’appelle pas encore le marketing. Il va ainsi mettre au point un outil nouveau, plus qu’un catalogue, un almanach, publication annuelle qui récapitulera et mettra en ordre l’ensemble des réalisations du Verlag, publiera des « bonnes feuilles »  de livres en préparation – de Freud notamment mais pas seulement. Le premier volume, l’Almanach 1926 richement relié, tiré à quelques dix mille exemplaires, est distribué au Congrès de Bad-Homburg mais loin de contribuer à un rassemblement du Mouvement psychanalytique, son existence même marquera le clivage entre le courant germanique et le monde américain.

Le coût de l’Almanach annuel va aller croissant et la conjoncture économique de plus en plus sombre ne facilitera pas la bonne marche des affaires du Verlag. La gravité de cette situation contraindra Freud à lancer, au moment de Pâques 1932, un appel aux dons de la part du Mouvement international en vue de sauver le Verlag d’une faillite dont Freud parle en des termes tragiques qui témoignent en filigrane qu’il en va là de quelque chose d’aussi essentiel que sa propre vie, elle-même devenue précaire. Contraint et forcé, Freud devra congédier le talentueux mais ruineux Storfer que Martin, l’un des fils de Freud, remplacera à la direction de la maison d’édition qui publiera le dernier numéro de l’Almanach, le treizième – il vaut aujourd’hui de l’or – en 1938. Heureuse Henriette Michaud qui en possède un exemplaire, trouvé chez un marchand de livres anciens à Paris, heureuse mais oh combien généreuse puisqu’elle nous en fait plus que profiter, nous offre l’occasion de découvrir cette passion de Freud pour l’édition, son enfant et son arme jusqu’à son dernier souffle.


Crédit pour la photo à la une : © Ferdinand Schmutzer/domaine public

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