Edmond Thomas, le faiseur de livres

Edmond Thomas n’est plus. Heureusement pour nous – mais sommes-nous suffisamment nombreux à le savoir ? –, il laisse derrière lui une œuvre monumentale : celle constituée par la somme des livres qu’il a choisi d’éditer durant plus d’un demi-siècle et qui lui confère une place unique dans le paysage de l’édition indépendante. Imprimeur, tout dans ses ouvrages – car ce sont aussi les siens – dit l’amour du travail bien fait, du beau papier, de la typographie. Éditeur, il s’est consacré aux littératures situées dans les marges du canon littéraire, aux « gens singuliers » et aux « voix d’en bas », il pourvoyait les rayonnages de la « bibliothèque facétieuse, libertine et merveilleuse » de petits chefs-d’œuvre insolites. Hommage à une érudition généreuse.

Edmond Thomas | Plein chant. Histoire d’un éditeur de labeur. L’Échappée, 176 p., 18 €

La seule raison qui me faisait attendre avec impatience le nouvel an, c’était la perspective de recevoir les bons vœux des amis de Plein Chant. Quiconque avait un jour pris commande auprès d’Edmond Thomas recevait, à l’orée d’une nouvelle année, une petite brochure « annoëlle » qui témoignait de son savoir-faire, mais qui était aussi comme une fenêtre ouverte sur son esprit d’insatiable curiosité.

Quelle trouvaille fabuleuse allait nous parvenir par le courrier ? Prenons cette reproduction de l’irrévérencieuse « Complainte de Vaillant » que l’on doit aux poètes Jean Follain et Fernand Tourret, dont Thomas fut l’ami. Elle est accompagnée d’une biographie aussi brève que mordante : « Auguste Vaillant (1861-1894) lança une bombe à la Chambre des députés le 9 décembre 1893 qui ne fit que des blessés légers, dont lui, ce qui lui valut l’honneur républicain d’être le premier condamné à mort exécuté n’ayant tué personne et le promoteur involontaire des fameuses lois scélérates. » L’année d’avant, il s’agissait d’une sélection de lithographies d’Hippolyte Mailly, « remarquable dessinateur peintre et photographe contemporain de Nadar et de Daumier mais tombé dans l’oubli ».

Chaque année tirait ainsi du passé un petit trésor soudain rendu, sur papier vergé, à notre présent. Cela relève moins de l’anecdote qu’il n’y paraît car chacune de ces brochures est comme le témoignage d’une érudition populaire et généreuse, que l’on aime à retrouver de loin en loin, et avec laquelle on souhaiterait commercer plus souvent. Les livres que publiait Edmond Thomas sont pour ses lecteurs et lectrices comme de bons amis en la compagnie desquels on ne se lasse pas d’être : ce sont ceux de Lucien Bourgeois, de Georges David, de Neel Doff, d’Henry Poulaille, de Jean Prugnot, de Jules Vallès et de bien d’autres encore. « Quand j’accomplis le travail d’édition sur un livre, confie Thomas, j’appelle l’auteur par son prénom, je le tutoie, je lui parle, car d’un coup, pour moi, il devient vivant, c’est un frère. »

Plein chant. Histoire d’un éditeur de labeur, qui recueille dans un ouvrage magnifiquement illustré et composé la parole rare d’Edmond Thomas, fait semblable impression. C’est au trio formé par Nathan Golshem, Klo Artières et Frédéric Lemonnier que l’on doit l’initiative de ce livre qui constitue une tranche d’histoire de l’édition indépendante.

L’atelier des éditions Plein Chant vers la fin des années 1980 © CC BY-SA 4.0/Barnabooth3/WikiCommons

L’éditeur-imprimeur y évoque ses souvenirs de jeunesse, ses premiers pas dans le métier : arpète chez Brodard & Taupin, grouillot chez Armand Colin, pratiquant à l’occasion « la récupération prolétarienne », comprenez le fait de subtiliser des livres précieux et objets d’art mis de côté par l’éditeur parce qu’il faut faire de la place pour accueillir toujours plus de livres, toujours plus de productions, toujours plus de marges – pas celles qui intéressaient Thomas. Ses gammes dans le monde de l’édition, puis son travail d’imprimeur, avec ses hauts et ses bas, sont contés sur un ton d’authenticité que n’aurait pas renié Henry Poulaille : « Ma vie commençait réellement en sortant du travail, le soir. Or, à reconstruire le monde la nuit, qui parvient à être au boulot le matin à l’heure ? Franchement, pas moi… ».

Qu’on ne s’y méprenne pas : Thomas fut un perfectionniste, un technicien amoureux de la belle ouvrage. Les pages consacrées à l’histoire de l’imprimerie, érudites, passionnantes, en portent témoignage. Au cours du récit de cette aventure qui le conduisit à devenir malgré lui patron, ce dont il a manifestement souffert, il rend hommage aux amis, hommes ou femmes, qui l’ont accompagné.

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Mais Thomas ne fut pas qu’un formidable artisan du livre, il fut aussi un éditeur passionné qui, en portant son intérêt sur les éliminés de l’histoire littéraire, ne s’est pas rendu la tâche facile. Il l’accomplissait néanmoins avec abnégation. Ce qui le retenait dans un texte, c’était la voix, telle qu’elle s’exprimait, avec ses accents, ses imperfections aussi : « Dans tous les livres que j’ai publiés, j’ai à chaque fois tenté de défendre cela : laisser aux gens ce qui leur appartient. » Autrement dit, leur langue, si imparfaite qu’elle soit, tant qu’elle est la leur, tant qu’elle est la manifestation d’une volonté d’élévation. Les écrivains ouvriers ou paysans qu’il a défendus ne représentent pas à ce titre « le prolétariat de la littérature », ils sont les « bohèmes du prolétariat ».

À sa manière, Thomas n’a-t-il pas été un bohème de l’édition ? N’a-t-il pas apporté, lui aussi, « cette touche indispensable de liberté délivrée des contraintes matérielles et sociales » ? Certes, telles lignes laissent poindre parfois un regard un peu désabusé : « Pour apprécier ces lectures, j’ai l’impression qu’il faut savoir se replonger dans ce si lointain XIXe siècle, ses mythes, ses événements particuliers, ses modes de vie, sa littérature, l’air du temps tout simplement ! La nouvelle époque balaye à chaque fois la précédente dans les poubelles de l’histoire. » Concevait-il pour autant son labeur d’éditeur comme une cause perdue ?

J’imagine que non. C’est qu’il eût souhaité que les livres qu’il aimait portent plus loin encore que là où il les avait portés : vœu d’un homme au service d’une cause. Et, cette cause fût-elle perdue, elle n’en demeurerait pas moins indispensable à notre compréhension du monde d’hier et d’aujourd’hui. En cela, l’œuvre accomplie par Edmond Thomas est un trésor à chérir et à sauvegarder. C’est celle d’un grand éditeur qui, comme se plait à le dire son amie Claire Paulhan dont il imprimait les beaux livres, constitue l’indispensable trait d’union entre le XIXe et le XXe siècle. Un trait d’union suffisamment long pour nous relier, depuis notre XXIe siècle bien entamé, à ces figures oubliées, marginales ou excentriques de la littérature, en marge de l’historiographie littéraire dominante.  

Au moment de refermer la pochette où je conserve les brochures d’Edmond Thomas, je retombe sur cette carte : des remerciements pour avoir rendu compte d’un de ses ouvrages, même si l’honnêteté l’obligeait à m’avouer que ledit article n’avait hélas « pas suscité de commandes » – je ne pouvais que déplorer avec lui le fait d’être moins prescripteur que le bandeau rouge d’un « prix Goncourt ». Mais, avec une résignation amusée, il poursuivait : « Peut-être une autre fois aurons-nous plus de chance !? » Souhaitons que la parution de Plein Chant. Histoire d’un éditeur de labeur soit l’occasion de cette autre fois.


Cet article a été publié sur le site de notre partenaire Mediapart.

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