La musique des textes

Lectrice de longue date d’Ursula K. Le Guin et d’imaginaire en général, domaine dans lequel son originalité, sa profondeur intellectuelle et son style sont universellement reconnus (et lui ont même valu un National Book Award en 2014), et traductrice d’expérience, j’ai eu la chance d’apprendre, pendant le confinement, temps propice aux explorations littéraires, qu’il restait un ouvrage à traduire en français de cette autrice américaine disparue en 2018.

Ursula K. Le Guin | Searoad. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Hélène Collon. Rivages, 304 p., 23 €

La déesse de la persévérance était de mon côté : après avoir essuyé maints refus d’éditeurs qui avaient avant tout l’œil sur les chiffres de vente, j’ai eu la chance de rencontrer l’écrivain et éditeur Fabrice Lardreau, amoureux de littérature, qui s’est intéressé à mon parcours professionnel et surtout à ce livre. Grâce à lui, Searoad est arrivé entre les mains d’Émilie Colombani, directrice éditoriale des éditions Rivages, qui, à son tour, a confié la direction de l’ouvrage à Delphine Valentin, éditrice et elle-même traductrice.

Après ces péripéties, j’ai pu aborder sereinement la traduction de ce livre, sachant qu’il naîtrait sous une bonne étoile ! Je considère comme un honneur, et un bonheur bien sûr, d’avoir pu mettre à la disposition des lecteurs et lectrices français.es ce recueil qui, sans appartenir à la catégorie assez vague dite « littérature de l’imaginaire », contient les thèmes, les éléments d’atmosphère et le style narratif qui font la singularité d’Ursula K. Le Guin.

Elle insistait sur la cohérence des recueils qu’elle avait elle-même construits au fil de sa prolixe carrière et dont la composition ne devait rien au hasard, pas plus que les Suites pour orchestre de Bach, selon ses dires, n’étaient juxtaposées au petit bonheur. On verra que la comparaison et la notion de composition ne doivent rien au hasard non plus : ces textes ont tous leur rythme (les suites sont, au départ, des successions de danses), leur tonalité et leur orchestration propres.

Ursula K. Le Guin
Ursula K. Le Guin (1995) © CC BY-SA 2.0/Marian Wood Kolisch/WikiCommons

Searoad – la route de bord de mer de Klatsand, Oregon, dernier repère contre le Pacifique omniprésent – accueille des parcours de vie variés, avec une prédominance féminine, la condition des femmes et la quête de l’égalité formant ensemble une constante préoccupation chez l’autrice. Le recueil retrace l’évolution de ladite condition au fil du XXe siècle, à travers des existences imprégnées de sa propre expérience et de celle de son illustre famille [1] : la démarche anthropologique est sensible ici comme un peu partout dans son œuvre, et l’esprit du féminisme de la deuxième vague court tout au long de ces histoires en s’inscrivant dans une filiation thématique et stylistique très visible avec Virginia Woolf et son « courant de conscience », particulièrement la plus longue et la plus chorale de ces histoires, « La maison Herne », et sa parabole filée, intensément poétique, qui conclut l’ouvrage à partir du mythe de Perséphone.

Toute traduction présente ses difficultés, les moindres n’étant pas les textes mal écrits, mal fichus, etc. Ce n’est naturellement pas le cas de Searoad, Ursula K. Le Guin étant considérée comme une vraie styliste. Le défi à relever, ici comme dans les autres exemples de prose poétique auxquels j’ai pu être confrontée (je pense notamment à Ray Bradbury), consiste à se laisser imprégner par le rythme de la langue et plus généralement par sa musique.

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Les traducteurs sont des… interprètes – jusqu’au vocabulaire commun, donc – au même titre que les musiciens interprétant une partition. Il s’agit de « jouer juste », de viser la fidélité à la lettre mais aussi de respecter l’esprit de l’œuvre. Une responsabilité hautement subjective dans laquelle, à l’« oreille », s’ajoutent toute l’expérience, tout le vécu personnels des traducteurs et traductrices. (Ainsi, bien sûr, que la proximité avec les autres productions, et même la biographie, de l’auteur ou de l’autrice.)

Dans « La maison Herne » en particulier, les références littéraires, mythologiques, affleurent. Il convient de se replonger dans ses classiques ! J’espère qu’on me trouvera honnête plutôt que prétentieuse mais je crois que si on n’entend pas la musique des textes qu’on traduit, si on ne traduit que des mots, ou dans le meilleur des cas des sens, bref, si on n’a pas d’oreille, il vaut mieux faire un autre métier !

Ici, on s’attend à un couplet sur l’IA, ou plutôt les Large Language Models, mais l’hypothèse de notre « grand remplacement » me paraît trop effrayante pour que je m’y attarde. Sûrement une question de génération ! Pour avoir vainement tenté de lire des polars scandinaves en « français », je pense que les dégâts sont déjà là…


[1] Ursula K. Le Guin, comme le rappelle le « K » de son nom, était la fille d’Alfred Kroeber, grande figure de l’anthropologie amérindienne, et de Theodora Krakow (encore un « K »…), elle-même autrice de plusieurs ouvrages. Citons, parmi d’autres, le célèbre Ishi : testament du dernier Indien sauvage de l’Amérique du Nord (Plon, 1968, trad. J-.B. Hess), une biographie de son époux, et surtout un recueil de contes amérindiens rendus accessibles au public occidental par une plume à la fois experte et littéraire, The Inland Whale, qui attend encore un éditeur français.


Hélène Collon a traduit de nombreux livres depuis l’anglais, principalement dans les littératures de l’imaginaire, dont Ray Bradbury, Philip K. Dick, Iain M. Banks, Richard Matheson, Brian Aldiss, Norman Spinrad… ainsi que Danser au bord du monde et Searoad d’Ursula K. Le Guin.