Grandes « petites » maisons

La rubrique commence la saison par un salut à différentes formes d’écritures et différentes générations. Consciente du rôle déterminant des maisons d’édition qui ne sont « petites » que sur le plan de la diffusion, mais aussi de celles qui ont une forte assise, elle a veillé, et continuera de le faire, à ce que ses choix soutiennent celles et ceux qui, un peu partout, osent le poème.

Jean-Pierre Chambon | La remontée des eaux. L’Étoile des limites, 90 p., 16 €

C’est un livre clair, que cette Remontée des eaux de Jean-Pierre Chambon. L’auteur d’emblée s’en explique : « Je ne saurais sincèrement dire comment ni pourquoi le désir m’a pris de me livrer à cet exercice de mémoire qui aura consisté à essayer de ressusciter par l’écriture le passage de l’eau insaisissable, de retrouver, en les recréant, les lieux où j’ai croisé son cours et les moments où j’en ai été ému. » Il s’agit donc de lieux, de moments, d’émotions. La sensation rendue vive envahit la prose, fait ici de chacun des trente chapitres une manière de strophe qui, jointe à d’autres de même nature, construit ce livre-poème. Le mouvement de cette écriture est celui des cours d’eau : « L’eau qui coule de source, l’eau originelle, l’eau des ruisseaux, des rivières et des fleuves ne cherche par sa course qu’à s’affranchir des terres qui la contiennent et la portent pour aller se perdre dans la mer, cet infini d’oubli ».

Écrire serait dès lors « faire le chemin à rebours, remonter le cours de la mémoire à la recherche de la source », tandis que l’eau tendrait à tout dissoudre, tout effacer. Le temps parcourt ces pages – ainsi cette rivière Singapour, qui ne se révèlera pleinement que lorsqu’un feu d’artifice l’aura parée de mille flammèches… temps de l’avènement du réel, temps de l’imprégnation. Tout cela s’élabore dans une prose fluide, toute de simplicité, entraînant dans son flux une matière jaillie souvent de l’enfance : « Tout ce paysage, cette trame d’eau et d’herbe, me fascinait, comme si la vie qui s’écoulait là, si étrangère et si enviable pourtant, retenait en elle un secret informulable, comme si toute cette beauté procédait d’un mystère originel dont elle confirmait la persistance. » (L’Ardèche) Le Drac, le Rhône, le Jabron, le Cher… En feuilletant ces images, Jean-Pierre Chambon démontre la plasticité du poème en prose, dont il étend considérablement les possibilités. Jean-Marie Perret

Camille Loivier | Torii. Isabelle Sauvage, 146 p., 18 €

Torii est un livre rare, dont on ne ressort pas indemne. Son écriture fait entendre, avec humilité, pudeur, réseau de correspondances et vastitude, l’impossibilité de parler. On rencontre des motifs, écureuils, oiseaux, seuils, maison, souvenirs de « l’accident », mentions de « l’événement ». On les voit apparaître dans une écriture qui avance depuis un lieu « où parler n’a plus voulu rien dire ». Les strophes en prose poétique, ouvertes, se lancent en faisant des pensées et du vécu un matériau d’analyse quasiment phénoménologique, alliant la grâce de l’échappée et la profondeur de l’entêtement à aller quelque part. Elles creusent, questionnent, sans réponse, dans le détail de la psyché et de ses analogies. Ce que la poésie fait surgir ressemble alors à une cartographie de lignes parallèles, que l’on suit comme des traces d’animaux, où l’essentiel se joue aussi entre les lignes, dans le non-restituable, en retournant au lieu symbolique et polysémique du « goulot d’étranglement » : « je retourne au goulot d’étranglement, là où le jardin se resserre entre les murets avant de s’évaser vers le verger, là où s’ouvre la bouche d’ombre ».

Le recueil est composé, au sens musical et plastique du terme, de cinq parties, « torii », portails traditionnels japonais, que le texte définit comme « l’ouvert »; art poétique, ou manière de « voler en éclat, écrire en détail ». En creux, un « événement », et « l’effacement » du nom des femmes, menant à la fuite de la verticalité, peut-être comme se fuit l’épée de Siegfried. Ainsi, ce livre bouleverse parce qu’il évoque l’événement traumatique moins frontalement que par sa conséquence, une conséquence qui est le déplacement qu’il impose à la conscience dissociée, et au langage. Les nouveaux repères, avec leurs oiseaux en guise de lieux ou leur manière de déplacer l’écoute de la musique au silence, semblent alors murmurer : « quelque chose a été brisé mais une autre ligne a persisté ». Hélène Fresnel

Jean-Christophe Ribeyre | Poèmes de l’entre-émerveillement. Illustrations d’Anne Slacik. L’Ail des Ours, 46 p., 8 €

De l’humain comme réponse à presque tout. Ce recueil propose de « réparer la lumière ». Le titre, déjà, fait programme : on y trouve en lignes de force la langue, la conscience de la beauté, et l’altérité. L’écriture et la poésie de Jean-Christophe Ribeyre sont celles d’un « sujet engagé tout entier dans une traversée du monde » (Michel Collot). Et cet « enlacé du monde » va crescendo au fil du texte avec un je qui peut être un nous. Ce qui s’écrit là est une totale traversée. D’abord celle de la langue, abolissant les frontières. « Ceux qui ne parlent pas ma langue » sont des miroirs humains indispensables, « les langues que je ne parle pas » sont lieux de franchissement et d’apprentissage. On pense à René Char, les mots surgis « savent de nous ce que nous ignorons d’eux ».

Rencontrer nos frères humains est aussi affaire de traversée par le corps, ses blessures; on entre en guérison, par la « parole donnée à ce qui mutile », on grandit. Enfin, traverser le monde dans sa beauté, la profusion de sa beauté. Le recueil nous emmène dans une merveilleuse « leçon de sève », retrouver les arbres, les sources, les chants d’oiseaux, les roses, sinon on « n’est personne ». Puis, approcher la sérénité, quand on choisit de se retirer, en conscience. La tonalité du recueil provient d’un mélange de douceur et de conscience aiguë du « malheur des mots » si on les condamne à l’opacité. À l’inverse, le poète espère et trouve une voix commune. On voudrait avec lui s’en aller sur la pointe des pieds, laissant ceux de la relève s’entre-émerveiller. Marie-Pierre Stevant Lautier

Remontée des eaux de Jean-Pierre Chambon
© Anne Slacik
Jacques Josse | Vestiaire de la mémoire. Les Hauts-Fonds, 124 p., 18 €

Même netteté, jeu des mêmes couleurs, entre solitude et divagation quotidienne… retrouver l’écriture de Jacques Josse c’est embrasser l’humanité la plus nue, dépourvue d’ambages. Tel quidam est ici découpé dans sa chair, souvent anonyme ou coiffé d’un seul prénom, sinon d’un sobriquet ; le voici qui, inscrit dans un cadre temporel, une géographie réduite au minimum, touche le lecteur comme il a touché le poète. Nous voici aimantés par des séquences brèves et authentiques, au cœur d’une existence qui se débat de son mieux entre naissance et mort. Simple observation sans doute d’un inconnu saisi dans un instant parmi d’autres, mais nourri d’une mémoire qui se fidélise de tout cœur et nous présente un personnage pris comme modèle, lui ou rien que son histoire follement plausible.

Et les petits événements qui bornent le pedigree de celui qu’on aperçoit, s’ils n’ont rien d’exceptionnel, n’en sont pas moins des rendez-vous déterminants. « Chaque jour ou presque, il regagne, à dos de pensée, les talus broussailleux de son hameau natal. Vers neuf heures, il se lève, se débarbouille, boit un café noir. » Il, c’est quelqu’un qui mâche et remâche ses souvenirs. Et quand il les avale, « il les sent glisser en lui et pense à des couleuvres qui s’enroulent dans son ventre ». Couleuvre ou pigeon mort, chien, cheval (« Gamin ! »), chouette, ils viennent tour à tour s’immiscer en soi comme dans ce « Hameau fin de siècle ». Ils sont là, protagonistes malgré eux d’une histoire ramassée en quelques lignes, dans le silence comprimé d’une écriture économe qui étire l’éphémère en une phrase, un paragraphe, une carte postale restée à terre. Il n’y a plus qu’à la cueillir, la traduire du silence, comme venant d’un lointain à jamais profond. Les auteurs fétiches (Kavvadias, Keineg, Laabi, Ripault, Kerouac, Jelinek…) sont aussi de la partie. Toutes ces ombres ici réunies, mises à égalité avec le lecteur, pour une cérémonie discrète mais solennelle, un nouveau livre de Jacques Josse. Jean-Claude Leroy

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Sébastien Labrusse | Vers Philippe Jaccottet. Conversation sur la peinture. Arléa, 160 p., 21 €

C’est par le biais de la peinture que Sébastien Labrusse tente d’approcher l’œuvre de Philippe Jaccottet : voie étroite en vérité, puisque le poète, grand lecteur de paysages, a peu écrit sur la peinture, à laquelle il s’est d’ailleurs intéressé assez tard. En revanche, les artistes furent nombreux dans son entourage : Anne-Marie Haesler, tout d’abord, la compagne d’une vie ; puis Claude Garache, Alexandre Hollan, Nasser Assar : autant d’« alliés substantiels » qui ont nourri son écoute du monde. « Rien de plus précieux, note Labrusse, que ces alliances muettes, ces affinités qui dessinent, sans éclat, le vrai paysage d’une vie. » Grignan, lieu d’élection, est aussi mis en exergue, et la longue amitié avec Gustave Roud. On tient là le fil du présent livre, né d’un entretien qu’eurent à Grignan, en 2011, le philosophe et le poète. L’objet en était le regard du poète sur ce qui l’entoure, et comment la peinture enrichit ce regard, pour une poésie visant en quelque sorte la création du réel : à travers la beauté, c’est le vrai qui brille au fond du poème.

Intuition ancienne chez Labrusse, puisque c’est par Cahier de verdure qu’en 1990 il découvre Jaccottet. Avec « Le cerisier », dès les premières pages, traduisant un saisissement puissant devant un simple élément naturel : c’est cette présence particulière qui intéresse Labrusse, en philosophe du sensible. « L’expérience du paysage n’est pas seulement une expérience du visible, écrit-il. Elle est, plus précisément, une expérience de l’invisible. » L’édition est enrichie de l’entretien de 2011, de quelques références bibliographiques et de plusieurs reproductions concrétisant l’environnement artistique du poète. Quant au ton du livre, Sébastien Labrusse fait sienne la discrétion exprimée par le poète de Grignan dans Cahier de verdure, déjà cité : « J’aurais voulu parler sans images, simplement / pousser la porte ». Jean-Marie Perret

Paloma Hermina Hidalgo | Féerie, ma perte. Éditions de Corlevour, 64 p., 15 €

Une expérience de lecture extrême, souffle coupé par l’univers qui se montre à nous, son onirisme sombre. On se prend à rester au cœur de la tempête, des mots crus qui vous cinglent. On plonge dans la folie de cette féerie, de page en page, poursuivant, poursuivis. On est dans le dévorant d’une relation mère-enfant « hors mesure », « la dureté de ton cœur, Maman, infecte ma chair ». Outre les dimensions érotique et métaphysique de ce recueil, on retient l’incandescence, la brûlure instantanée : aussitôt lu, aussitôt marqués au fer rouge par un texte profond, aux images de quête et de douleur indémêlables, « Pas de ciel où rattraper le temps ». Un vocabulaire de la chair femelle, sexuel et sensuel, et des textes posés en blocs creusent nos attentes de lecteurs, décuplent la force de cet ouragan de verbe, de mouvement, de sensation. « C’est le train de l’écrit qui passe par votre corps » (Marguerite Duras).

L’évocation fréquente d’un castelet donne la vision rouge-noire d’un monde d’illusion, la sensation d’un enfermement total dans un bastion. L’enfant-poupée est prisonnière ; à moins que l’écriture et le poème ne viennent révéler la possibilité du silence et de la respiration, « notre castelet s’ouvre sur le ciel ». Et la répétition-imprécation du mot « maman » renforce paradoxalement l’impression de masque, dont la fonction est bien là de représenter le drame de la vie humaine. On ressent une recherche désespérée, derrière des images familières, du soi véritable ; le masque, qui permet aussi de se transformer, de sortir de l’amour « hors de mesure », de sortir des paradoxes pour fuir, et enfin tenter de renaître de son sang. Marie-Pierre Stevant Lautier

Nimrod | Pavane pour le cimetière de Dembé. Tarabuste, 72 p., 12 €

Thrène quadripartite (pavane aussi bien, dès le titre), ce recueil est à l’évidence sensiblement différent des derniers livres de poèmes de Nimrod (Anniversaires & Paquets cadeaux ou Petit éloge de la lumière nature), puisqu’il est inspiré et dédié aux morts intimes dont la disparition bouleverse profondément le poète. Et ces hommages, tout en retenue, sont d’autant plus émouvants que la distance géographique (Nimrod est tchadien mais vit en France, « pays d’emprunt » – et il en a saisi la langue par trop hexagonale pour en faire « une langue africaine » !) en accroît la déréliction. C’est ici une manière de livre des hécatombes familiales (père, mère, fils, sœur…) que les titres mêmes des poèmes exemplifient à l’extrême (Le cimetière, Tombeau de Claude, Couronnes, Exil, Le mandat des fossoyeurs, Une épitaphe, etc.). Dominé par la puissance d’un paysage impitoyable – « Cette terre alchimique, métal en fusion / absout le paysage », « le théâtre sublimé de la misère », « La despote sécheresse en ces lieux » –, cet ensemble est bâti fermement, n’était la poussière ardente, dans cette langue efficace où la douceur et la douleur, le remords et la colère se mêlent : « Je m’inventerai un dieu / inconnu des miens / il adoucira mon sort / ainsi soutiendrai-je / Nos hideux enterrements ».

Chaque poème de ce beau livre est alors la trace d’une « invisible épitaphe » écrite depuis l’exil consenti « dans le souvenir du mort ». François Boddaert

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