L’œuvre d’Ursula K. Le Guin est un fait de littérature exploratoire. Un haut fait. La preuve tangible qu’on peut, une vie durant, dilater l’espace et disséminer des mondes à tour de bras, sans jamais se répéter, en ouvrant toujours, en accueillant les changements et les contradictions. Pendant soixante ans, Ursula Le Guin a développé des archipels de pensée concrète. Des îles en communication les unes avec les autres dans Terremer, des planètes en contact plus ou moins direct dans son cycle de l’Ekumen.
Elle s’est confrontée aux questions du genre en 1969 (La main gauche de la nuit), à celles de la décolonisation en 1972 (Le nom du monde est forêt), aux mérites relatifs des différentes formes d’organisation politique (Les dépossédés) en 1974. Elle a écrit pour les enfants (Les chats volants), les ados (Les contes de Terremer), les adultes, des fictions, des essais, de la poésie. Elle a entretenu des correspondances, prononcé des discours. Elle a tout su faire en écrivant. Et surtout, poursuivre, rester au niveau, en éveil, remettre sur le métier, remettre en jeu, ne rien tenir pour acquis.
On peut ouvrir n’importe quel livre d’Ursula Le Guin, il y a quelque chose d’intéressant à chaque page. Une idée, une sensation, une image, une assonance, une pensée qui a son propre poids, un animal qui change de couleur, de fourrure, et s’envole quand on ouvre les mains. Elle est la magicienne absolue. Elle est la recherche constante aussi. Elle avance dans son œuvre les yeux ouverts, sans rien surplomber, mais en faisant l’expérience du monde qu’elle invoque, révèle, plutôt qu’elle ne le construit. La langue, chez elle, est littéralement un organe d’exploration. Des espaces possibles, des milieux, des psychismes, des corps. Et rien ne fait système.
L’Ekumen est un ensemble de planètes hétérogènes. Comme elle le dit elle-même, sa forme globale est celle d’une toile d’araignée sous LSD. Il y a des coudes impossibles, des revirements et des trous dans l’architecture globale, sans doute parce que la littérature est une pratique qui ne se planifie pas, qui se vit dans la ligne au moment où elle s’écrit et fait apparaître ce qui n’était pas là l’instant auparavant. Ce qui n’empêche en rien la composition, mais conserve à la pulsion de découverte sa vivacité et sa puissance de contradiction.

Il y a une différence entre construire un mur (un monument) et construire un feu. Le Guin est du côté du feu, de la fabrique du vivant, de ce qui échappe, de ce qui tiendra un temps dans sa forme et traversera les âges sous d’autres. Elle est du côté de la métamorphose continuelle, du risque, du fragile, de l’équilibrage dynamique.
Au fondement de sa littérature, il y a un décentrement radical. Dans le corpus de l’Ekumen, il est posé d’emblée que les humains ne sont pas apparus sur Terre mais sur Hain, ce qui annule toute légitimité originelle (et nous envoie loin dans l’espace). Qui plus est, les Hainiens ont développé des variantes humanoïdes avant de les disséminer par-ci, par-là (les hilfs de Rocannon, les hermaphrodites de Géthen).
Non seulement l’humain n’est pas le centre, l’image de Dieu, ou le sommet de l’échelle de l’évolution, mais en plus il n’a ni forme ni caractéristiques stables. Exit l’anthropocentrisme. Et bienvenue à l’approche respectueuse de tous les vivants.
C’est certainement chez Le Guin qu’on peut aller chercher le principe de non-intervention de la Culture chez Iain M. Banks, chez elle aussi que Becky Chambers a pu puiser sa manière inclusive. Et c’est sûrement chez son père et sa mère, anthropologues des Natifs américains, qu’elle-même a dû apprendre à aborder l’étranger avec considération. Mais rien ne va sans revers, et Alfred Kroeber, reconnu comme un grand anthropologue en son temps, connaisseur et sauveur de pans entiers de cultures autochtones, est maintenant controversé pour avoir notamment déclaré comme disparus ou en voie de l’être des groupes et des cultures qui affirment être toujours là. Et le sont.
Ursula Le Guin s’est exprimée à ce sujet. Elle n’était pas née quand le shérif d’Oroville a amené à son père le dernier membre du peuple Yahi pour lui éviter de séjourner en prison. Elle n’était pas née quand il est mort et que son père a pratiqué une autopsie sur le corps de celui qui était devenu son ami, contrairement à ce qu’il lui avait promis. Mais elle sait plus que quiconque que rien n’est tout blanc ou tout noir, que le ver est toujours dans le fruit. Destruction et conservation marchent bras dessus, bras dessous.
Elle a fait elle-même, grâce à sa longévité et à sa capacité de travail et de réflexion, l’expérience des changements de mentalité. La main gauche de la nuit, qui apparaissait comme une avancée manifeste en 1969, est devenu critiquable par la suite. On lui a reproché un féminisme mou, de maintenir des stéréotypes de genre. Elle répondu en s’interrogeant, en essayant de discerner les points aveugles qu’on lui reprochait, en continuant à travailler. Treize ans après le premier livre de Terremer, elle ajoute un volume (Tehanu) qui fait pivoter tout le cycle vers un féminisme plus incisif.
Ursula Le Guin a été sur tous les fronts avec beaucoup d’honnêteté intellectuelle. Outre sa plasticité, sa formidable puissance créative, son humour, sa finesse, sa joie, sa sagesse aussi, et leur élaboration dans des dizaines de livres magnifiques et rêveurs, on lui doit une vision mouvante, délicate, éthique, politique et surtout poétique de la bonne façon d’aborder les mondes.
Au tout début de L’œil du héron, André se demande : « Nous avons reçu un monde entier en partage, l’avons-nous pour autant accepté ? » Et si cette question, pour ambiguë qu’elle soit (s’agit-il d’accepter le monde ou d’accepter de le partager), était la question à l’œuvre dans son œuvre ? Celle qui affirme que le partage doit être reçu, qu’il vient avec le monde. La plus urgente, la brûlante question contemporaine.
