Quand il faut faire face

Les revues ouvrent des espaces de débats et d’engagements majeurs. On y résiste, on y diverge, on s’y dispute et on s’y engage. Leur organisation collective, les formes hybrides qu’elles adoptent, président à une autre manière de penser le monde contemporain et ses angoisses. Il faut en faire l’expérience avec le plus de lucidité possible. Allons voir comment ça marche du côte du Grand Continent, de Collateral et de Sens Public.

| Collateral.

Pourquoi faire une revue en ligne de critique littéraire aujourd’hui ? 

Lorsque nous avons décidé – Simona Crippa et Johan Faerber – de fonder Collateral, nous sommes tout d’abord partis d’un constat sur les temps sombres et inquiétants que nous traversons et endurons. À l’heure de bouleversements politiques, sociaux et économiques d’une violence inouïe, on ne peut plus se contenter de dénoncer, il faut désormais énoncer. C’est-à-dire essayer de produire une critique active riche de propositions aussi bien littéraires que sociales et politiques. Ne plus réagir comme nous y condamne l’impérialisme patriarcal mais retrouver notre capacité d’agir depuis la littérature, à savoir le cœur de notre travail et de notre formation intellectuelle et académique. L’exigence critique accompagne donc notre parcours, nous cherchons à penser la littérature dans ses résonances, ses circulations, ses impacts. D’où le nom de notre revue, Collateral, à savoir une culture capable de produire des effets. Et produire des effets, c’est trouver une manière d’entrer en contact sans attendre : c’est ce qu’offre médiatiquement mais surtout politiquement une revue en ligne. Cette immédiateté possède une puissance démocratique qui fait le plus souvent défaut au monde académique, ce qui l’empêche trop souvent d’accéder à la vie intellectuelle. Collateral est ainsi un lieu de propositions critiques mais aussi de débats où, en direct, on veut faire politiquement de la littérature. 

C’est une manière de résister à la pensée toute faite et à une certaine hégémonie culturelle ? 

L’hégémonie culturelle est désormais à l’œuvre, on le sait, à savoir une stratégie d’extrême droite que vient servir un impérialisme médiatique et commercial. Évidemment réactionnaire, cette hégémonie s’affirme avec une rare brutalité par une politique anti-immigrés, anti-femmes et anti-féministe mais aussi anti-contemporain. C’est un impérialisme raciste et misogyne que Collateral entend, comme il le peut, battre en brèche. Nous ne désirons pas empiler les recensions des livres parus mais articuler entre elles des lignes critiques qui, à terme, dessinent un horizon intellectuel et politique. 

Contribuez à l’indépendance de notre espace critique

Comment Collateral fonctionne-t-elle ? Quelle place veut-elle occuper aujourd’hui ? Quelle parole, quelles idées la revue porte-t-elle ? 

Nous sommes deux à la tête de la revue. Nous échangeons, il faut le dire, en permanence, comme si nous étions en conférence de rédaction continue, notamment pour préparer nos éditos, nos dossiers, considérer les lignes critiques et élaborer notre programmation hebdomadaire. Mais nous travaillons aussi avec une équipe mobilisée et amicale qui apporte des regards experts sur des domaines qui nous semblent urgents. 

Est-ce un ultime lieu de liberté ? 

Collateral est un lieu qui entend sortir des logiques commerciales. C’est un lieu explicitement militant qui refuse les engagements mondains ou les logiques répressives. Nos positions féministes et anti-fascistes en font un lieu d’expression notamment du soutien à Gaza ou de réflexion plus large sur les conséquences de l’historique procès de Mazan dans un monde travaillé par un backlash anti-MeToo. Cette politique du dissensus qui est la nôtre et qui est notre manière d’exercer notre liberté a d’ailleurs été récemment mise en lumière par Mediapart qui a loué, par la voix de Joseph Confavreux, notre édito qui interrogeait le rapport extrêmement problématique d’Emmanuel Carrère à l’extrême droite dans KolkhozeMediapart soulignait combien nous étions parmi les rares à avoir mis en lumière cet aspect politique délicat. C’est en effet peut-être là que la culture fait de l’effet. 


Retrouvez toutes les informations sur la revue Collateral.

Le Grand Continent, Collateral Sens public Salon de la revue 2025
« Grass Roots Square », Do Ho Suh (Oslo, Norvège) © CC-BY-3.0/Lorie Shaull/Flickr
| Sens Public.

Faire une revue, c’est intervenir dans les débats qui agitent nos sociétés. Comment Sens Public envisage son rôle aujourd’hui ? 

Le rôle de Sens Public est double. Sur le fond, maintenir une veille SENSible sur nos terrains et nos temporalités intellectuelles. Cela suppose de prêter attention simultanément aux questions internationales et de la mondialité, à la qualité des écritures et des pensées sociales, et de dresser des horizons d’avenirs partageables. Sur la forme, nous multiplions les accès au savoir : outre la revue numérique, un traditionnel blog est présent pour une expression plus directe, un portail numérique est en cours de construction, tandis que nous travaillons sur des formats vidéo pour capter une autre attention. Cette pluralité épouse les usages contemporains et prolonge l’élan initial de Sens Public : une revue née du regard des jeunes sur l’actualité, au moment où le numérique s’inventait.

La forme revue, son organisation collective, semble décaler nos idées, nos conceptions politiques. Est-ce une manière de résister ou de penser lucidement ?

Les deux ne sont pas incompatibles, et vont même de pair. Résister à l’isolement des individus tel qu’il s’est généralisé dans nos sociétés suppose de préserver des espaces de discussion. Penser lucidement exige le dialogue et la contradiction. L’organisation collective de la revue n’est pas un simple cadre : c’est la condition de l’esprit critique de nos environnements, et donc une forme de résistance active. Est-ce là une composante utopique ? Peut-être. Sans cela, à quoi bon ? Un collectif sans but lucratif ni visibilité médiatique forte exige de l’abnégation et une inventivité sur le qui-vive ! 

Quelle est l’utilité aujourd’hui des revues qui interviennent dans le champ social ? 

La revue offre une voie médiane entre l’article journalistique et le livre : assez proche du présent pour en éclairer les enjeux, et en même temps assez ample pour accueillir la complexité d’un propos solidement pensé. Son format promeut des formes maîtrisées et appropriables par tous, loin des redondances obsédantes des réseaux sociaux. En outre, la pluralité des offres de revues garantit liberté éditoriale, créativité et diversité des sujets. Dans notre cas, l’absence de barrière à la consultation intégrale du site sens-public.org assure une audience mondiale auprès de tous ceux qui bénéficient de nos publications numériques. Notre présence sur les bases de CAIRN.info et ERUDIT.org accroît aussi notre intégration à des parcours de lecture structurés.

À l’aune de votre expérience, percevez-vous des raisons d’être optimiste ? 

L’optimisme est une pratique, pas un confort. Sens Public s’est constituée en 2002, dans un moment politique important – la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle. Loin de minimiser l’événement, l’équipe fondatrice y a vu l’occasion d’inventer un espace d’expression affranchi des contraintes académiques et permettant une voie éditoriale à des jeunes auteurs et autrices pour échapper au désespoir d’une société marquée par le mépris. Cela doit se perpétuer aujourd’hui : l’incertitude de l’avenir appelle l’énergie de publier pour lutter, transmettre, et nourrir l’espérance des générations qui viennent. Travailler à soutenir des causes honorables et à résister aux simplismes réactionnels est en soi un motif d’optimisme.


Retrouvez toutes les informations sur la revue Sens Public.

Retrouvez nos articles consacrés aux revues