Partager des poèmes

Les revues sont essentielles pour faire passer la poésie, pour faire entendre des langages, pour défendre des voix. Elles font diverger, offrent des espaces bienveillants à des artistes, président à un grand partage. Chacune à sa manière, elles définissent des visions du poème, proposent des formes d’accueil différentes. Découvrons quelques-unes de ces façons en plongeant dans l’aventure de K.O.S.H.K.O.N.O.N.G., en lisant des haïkus avec GONG, en lisant avec passion dans COCKPIT et TXT.

| K.O.S.H.K.O.N.O.N.G. .

Pendant douze ans, K.O.S.H.K.O.N.O.N.G a occupé une place très atypique dans le paysage des revues. Déjà, c’est une forme, un travail typographique, une mise en page vraiment différente.

Dans K.O.S.H.K.O.N.O.N.G., le fond et la forme sont liés. Du mode de production (typographique) à la poétique mise en œuvre (la littéralité). Lorsque Jean Daive fonde la revue et invente son titre, il distingue et isole par des points chaque lettre du mot « Koshkonong ». En quelque sorte, il nous propose d’épeler les lettres de ce mot. Lorsque je compose en typographie, en plomb mobile, j’épelle moi aussi chaque lettre de chaque mot de chaque ligne de chaque page. Et le lecteur à l’avenant. La typographie est une composante poétique de la revue. Jean Daive ajouterait que lire, c’est aussi regarder, simplement voir : voir une page, lire une image. Ou les décomposer, et élargir ainsi la poétique à cette ambivalence.

Quand on lit la revue, on a le sentiment d’une continuité. Comme si elle se concevait comme un ensemble.

Chaque numéro de K.O.S.H.K.O.N.O.N.G. a une profonde unité. Mais il n’est également qu’un fragment d’un ensemble plus important. Jean Daive a composé les 27 numéros de K.O.S.H.K.O.N.O.N.G. comme le ferait un monteur au cinéma. À partir de textes reçus ou sollicités, d’un système d’échos ou d’épisodes, il a créé dans le temps cette continuité dont vous parlez. Avec le recul, je m’aperçois que K.O.S.H.K.O.N.O.N.G. n’est à son tour qu’un fragment d’un ensemble encore plus vaste que sont les cinq revues publiées par Jean jusqu’à aujourd’hui : fragmentfig.FINK.O.S.H.K.O.N.O.N.G., Brille-Babil.

Quelle poésie y défendez-vous ?

La poésie « n’existe pas ». Le poème en revanche pourrait se définir comme une densité de langue. Cette densité peut se trouver en littérature ou en sciences humaines, en philosophie, ou dans des écrits d’artistes. Dans K.O.S.H.K.O.N.O.N.G., nous avons publié tous ces genres. Un point commun serait, encore une fois, la question de la lisibilité – ou de l’illisibilité. Leur condition de possibilité – ou d’impossibilité. Par ailleurs, K.O.S.H.K.O.N.O.N.G. a poursuivi la « Conversation transatlantique » ; cette conversation avec les poètes états-uniens, traduits ici en français, s’annonçait dès le titre nommant le lac près duquel a vécu Lorine Niedecker dans le Wisconsin.

Mais pourquoi s’arrêter ?

Un fragment commence et finit. Jean Daive a inauguré le premier numéro en barrant les premières propositions du Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein. Dans le 27e et dernier numéro de la revue est publié un texte d’Anne-Marie Albiach qui donne à lire, à l’inverse, ce qui a été raturé par l’autrice pour aboutir à « Répétition », texte d’une page, publié dans Mezza Voce. Pour l’automne 2026, nous préparons un supplément à K.O.S.H.K.O.N.O.N.G. qui paraîtra sous la forme d’un livre d’une centaine de pages qui viendra clore et couronner l’aventure, avec une préface de Jean Daive, des textes inédits. À la fin du supplément seront établis des index qui permettront aux lectrices et lecteurs de circuler dans les 27 numéros publiés.


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Les revues sont essentielles pour faire passer la poésie, pour faire entendre des langages, pour défendre des voix. Elles font diverger, offrent des espaces bienveillants à des artistes, président à un grand partage. Chacune à leur manière, elles définissent des visions du poème, proposent des formes d'accueil différentes. Découvrons quelques-unes de ses façons en plongeant dans l'aventure de K.O.S.H.K.O.N.O.N.G., en lisant des haïkus avec GONG, en lisant avec passion dans COCKPIT et TXT.
« Érables d’automne avec des feuillets de poème », Tosa Mitsuoki (1675) © CC0/Art Institute of Chicago

GONG est entièrement consacrée à une forme poétique particulière : le haïku. Pourquoi ? 

Le premier numéro de GONG date d’octobre 2003. Il est signé par les « D », Daniel Py et Dominique Chipot, des fondus du haïku, qui le sont toujours, mais plus dans la revue. Ils écrivaient en édito : « Par le biais de notre collection ‘le haïku en français’… nous espérons apporter une contribution honorable à la construction de la francophonie haïku. » Jean Antonini a dirigé la revue de 2006 à 2023. Aujourd’hui, Geneviève Fillion (Montréal) et Christine Boutevin (France) dirigent la revue, des fondues de haïku, elles aussi.

sur le sol | vole à mes côtés | l’ombre d’un oiseau (Genneviève Fillion) 

au milieu des livres | son regard de petite fille | couleur sépia (Christine Boutevin)

le monde est un grand mystère | dit-il en regardant | un carré de poireaux (Jean Antonini)

On est frappé par la diversité des textes, de leur provenance, de leur timbre.

Le haïku est une forme poétique fixe – 5-7-5 syllabes, un mot de saison, une césure – que pratiquent de nombreux poètes dans de nombreux pays du monde. La forme poétique fixe rassemble. GONG a publié des haïjins de différents pays et, dans chaque numéro, des haïkus de Belgique, de Suisse, du Canada, de France et d’autres pays européens.

Qui lit des haïkus aujourd’hui ? 

Le haïku attire les lecteurs et lectrices pour deux raisons : il est bref et concis, et n’encombre pas les étagères textuelles, déjà très remplies. D’autre part, l’attention du haïku se porte sur l’environnement, la nature, les plantes, les animaux, et nous avons grand besoin de cette attention aujourd’hui.

Chut ! la jeune mère | dans ses bras | l’enfant boit le monde (Catherine Delagrange)

Le vent chuchote | entre les feuilles des bouleaux | des mots envoûtants (Catherine Letron)

Cette forme semble offrir une grande liberté et permettre de parler autrement du monde. 

La grande différence entre la poésie en France et le haïku est la relation que le poète entretient avec le langage : en poésie classique, c’est le langage qui est la préoccupation essentielle, proposer une façon originale de dire, montrer le monde d’une autre façon. Avec le haïku, la relation s’inverse : le monde est la préoccupation essentielle. Le langage doit être assez transparent et concis pour le montrer, comme l’indique ce proverbe connu : « Le doigt montre la lune, l’imbécile regarde le doigt. » Cependant, la façon de montrer existe aussi à travers le haïku, chaque poète a sa façon de voir le monde dans le langage. Et, comme le haïku est petit, ce qu’il ne dit pas est important aussi.


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COCKPIT a consacré un numéro entier à la définition de la poésie. Très belle compilation et inventive en diable. Quelle serait la vôtre ?

Si, dans COCKPIT, Charlotte Rolland et moi nous avions une définition de la poésie, nous arrêterions la parution de la revue sur le champ. Ça voudrait dire qu’on serait devenus une revue doctrinale, partisane. Et d’ailleurs, le numéro en question (n° 23, printemps 2023), qui s’intitule « Qu’est-ce que la poésie pour vous ? », prouve notre ouverture : plus de 200 romanciers, romancières, artistes, musiciennes, musiciens, poétesses et poètes répondent à la question de leur point de vue, depuis leurs œuvres et leurs vies. Mais ici permettez-moi de donner les réponses de Chloé Delaume, rédactrice en chef de notre numéro de rentrée et d’Hubert Colas avec qui nous venons de faire paraître un COCKPIT Spécial Actoral (festival à Marseille). 

Chloé Delaume : « La moelle de la survie ». 

Hubert Colas : « Un porno à qui on a coupé le son a plus de poésie / Que les vers du poème qui peinent à ouïr l’invisible des mots »

Comment voyez-vous le rôle d’une revue dans la société d’aujourd’hui ?

Dès notre premier numéro, on s’est mis en tête de publier des débutants, des auteurs et artistes confirmés – Laura Vazquez, Chloé Delaume, Thomas Hirschhorn, Regine Kolle, Pavel Hak, Antoine Dufeu, Charles Pennequin, le duo Hippolythe Hentgen, Christine Lapostolle, Dieudonné Niangouna… – et aussi des écrivains culte comme notre ami Fernando Arrabal. Pas de revue sans partage, sans liens, sans collectif. Mais une revue peut être aussi un marchepied vers l’édition. Nous avons publié dès 2020 des textes de Rose Vidal, de Léa Bismuth et d’Adrien Lafille et aussi en 2021 le texte Coiffure à la Mélusine de Laure Gauthier qui annonçait son roman Melusine Reloaded (éd. Corti) et des extraits du dernier livre de Daniel Foucard, Asexologue, qui vient de paraître chez KC Éditions. Et nous nous réjouissons qu’Emma Cambier sorte son premier roman l’année prochaine aux éditions Gallimard. Nous suivons aussi attentivement la talentueuse Claire Médard.

Les revues sont essentielles pour faire passer la poésie, pour faire entendre des langages, pour défendre des voix. Elles font diverger, offrent des espaces bienveillants à des artistes, président à un grand partage. Chacune à leur manière, elles définissent des visions du poème, proposent des formes d'accueil différentes. Découvrons quelques-unes de ses façons en plongeant dans l'aventure de K.O.S.H.K.O.N.O.N.G., en lisant des haïkus avec GONG, en lisant avec passion dans COCKPIT et TXT.
© COCKPIT

La revue paraît à un rythme très soutenu, dans une forme simple et mobile. Comment ça marche ?

Dans le cockpit, Charlotte Rolland est la pilote – directrice de la publication – et je suis le copilote – rédacteur en chef. Être deux nous permet d’avancer vite. COCKPIT paraît tous les deux mois, ce qui permet d’avoir une présence constante dans le paysage éditorial. Pour cela, notre revue a la forme d’un fascicule en noir et blanc entre le fanzine chic et le Do It Yourself d’une gazette underground. Cette forme nous permet de travailler en toute indépendance. Ce week-end, j’ai lu le dernier livre de Christian Prigent Zapp & Zipp (P.O.L) où il dit que toutes les revues qui ont fait date sont « minces et pauvres d’allure ». Eh bien, COCKPIT a de beaux jours devant elle.

Qui lit COCKPIT ? Qui écrit dans COCKPIT ? Nos abonnés et aussi les lecteurs et lectrices qui achètent la revue dans les librairies qui nous soutiennent (La Friche à Paris, l’Odeur du Temps à Marseille, La Licorne à Aubusson…) et aussi celles et ceux qui découvrent la revue à l’occasion d’événements que nous organisons comme à la Société des Gens de Lettres en 2024 ou lors des soirées partagées avec la revue Doc(k)s et l’été prochain à La Ciotat. Comme nous sommes deux à animer COCKPIT, nous aimons les collaborations, ce qui étend notre lectorat comme lorsque nous avons coédité avec Le Seuil, sur une idée de Bernard Comment, dans sa collection « Fiction & Cie », le collectif Ulysse à Paris et aujourd’hui, nos deux derniers numéros, l’un piloté entièrement par Chloé Delaume qui avait carte blanche et le second qui fête les 25 ans du Festival Actoral à Marseille. Et concernant votre question « qui écrit dans COCKPIT ? », le mieux est encore d’aller visiter notre site et de lire ! 


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TXT est une revue qui aime mettre du désordre, ruer dans les brancards. Comment pensez-vous le rôle de la poésie aujourd’hui ? 

S’il ne s’accepte pas témoin de son temps, le poète s’en tient à son rôle patrimonial, aujourd’hui majoritairement assuré par la pratique-réflexe du vers dit libre. S’il ne se fait que le témoin d’une immédiateté (parler « rue », usage unique d’un vocabulaire actuel, chroniques riquiquis de l’actualité sous le bout du nez et pas plus loin…), il joue un air ringardisé avant même d’avoir été sifflé. Il s’agirait de garder le cul entre deux chaises : celle du travail formel et celle du partage d’une expérience existentielle. Cette instabilité génère des remous, des colères, des désirs. Du désordre, donc. 

Vous vous inscrivez dans une tradition nette. Comment continuer d’inventer ? 

En essayant d’abord de digérer l’influence du vieux TXT. Dans un même équilibre précaire : en le tordant, en pointant les caricatures, les fanages. En s’en moquant si besoin. En revendiquant, aussi, qu’on ne se retrouve pas là par hasard. Que ce qu’on classerait bien vite comme « nouvelle tradition poétique » (modernisme forcené, formalisme d’obsédé textuel, lexicomanie, goût prononcé pour les histoires de fèces, mélange des langues, jeux des mots et des sons, matérialisme tous azimuts – on l’a dit, on le dit, on le redira) est toujours à même de faire émerger de nouvelles écritures. Si TXT doit être une tradition, alors c’est celle de l’opposition aux formes molles dominantes du lyrisme de l’épanchement. 

Vous êtes un groupe. Comment fonctionne-t-il ? 

Nous recevons régulièrement des textes. Beaucoup nous tombent des mains, peu s’y accrochent et sont acceptés tels quels. Il y a enfin ceux qui retiennent notre attention mais sur lesquels nous avons des réserves, des commentaires à faire, des suggestions. La plupart des auteurs les prennent en compte ou défendent pertinemment leurs choix. Nous prenons donc la décision de publier ou non dans un second temps. Il y a là quelque chose du laboratoire d’écriture qui nous passionne. 

Voyez-vous la revue comme le lieu où s’élabore une poésie différente ? plus libre ? plus audacieuse ? 

C’est d’abord un lieu d’accueil pour des textes qui n’en trouveraient pas ailleurs, et qui permet l’apparition de voix nouvelles à travers la publication de formes courtes (personne n’attaque son premier livre d’un coup). Ce lieu permet aussi des expérimentations à travers la variété des formes, même si l’audace pour elle-même n’est pas un critère de sélection. Faire en sorte que TXT puisse être un espace pour les textes par lesquels on tâte, dans la forme et dans le fond, les fêlures de l’existence : c’est tout ce qu’on souhaite ! 

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