Après le très remarqué Les enfants endormis, qui mêlait son histoire familiale à celle des années sida, Anthony Passeron signe Jacky, récit de la faillite d’un père qui prend source et fin dans l’avènement des jeux vidéo des années 80.
Puget-Théniers, début des années (19)80. On ne s’ennuie pas. Non, ça n’est pas tout à fait ça. On vit juste une vie d’arrière-pays, entre le souvenir d’une histoire qui s’en est progressivement allée, et celle d’une géographie qui vous prend en tenaille, quelques sommets de moyenne altitude, sans plus. Il n’y a pas grand-chose à faire à Puget-Théniers, « suivre le chemin des aïeux », continuer la vie telle qu’on l’a toujours connue, ou bien regarder vers l’ailleurs, rompre les amarres, partir pour espérer ne plus revenir.
C’est le même horizon qui se dessine pour Jacky, le fils du boucher, et son frère Désiré, le même tableau qu’Anthony et son frère jumeau (pas de prénom dans le récit…) aperçoivent depuis la fenêtre de leur chambre, tous deux enfants du premier nommé, qui sont nés « ici », loin du bruit et de la fureur de la grande ville d’à côté, Nice, pour ne pas la nommer, où ils vont quand même le samedi soir au cinéma ou faire les « grandes courses ».
Mais une éclaircie, voire un éclair, zèbre enfin le ciel trop uniforme de l’enfance, et cet éclair a pour nom ATARI 2600. Pour les novices, une console mise au point par trois ingénieurs californiens, qui ont déjà à leur actif un jeu, Pong, qui va vite devenir viral au début des années 1970. Pour tous les autres, et ils sont nombreux, ATARI 2600, c’est le premier Graal d’une suite de Graal, tous plus attendus les uns que les autres : Nintendo, Sega Megadrive, Game Boy et j’en passe… Et pourtant, ce cadeau de Noël en forme de console que Jacky offre à ses enfants sonne comme le début de la fin pour la famille, laquelle semble se cristalliser, ou se fondre, dangereusement dans un autre espace-temps, comme un pixel passerait de l’autre côté de l’écran : « Le temps paraissait soudain suspendu. Notre attention était ailleurs, captive de ce qui surgissait sur le tube cathodique. En quelques secondes, l’agitation typique d’un matin de Noël venait de disparaître derrière une scène d’attaque extraterrestre. »

« Mon père a disparu en l’espace de trois consoles de jeu. » Jacky, le récit d’Anthony Passeron, est construit comme un miroir à deux faces. D’un côté, l’histoire de l’invention, et la prolifération, pourrait on dire, des jeux vidéo ; de l’autre, le destin d’un père qui renonce progressivement à ses désirs, disparaissant sans laisser de trace, comme ce fantôme dans la bouche de Pac-Man. Deux faces qui s’éclairent et s’assombrissent mutuellement, au gré des progrès technologiques des petits boîtiers en plastique et/ou des régressions paternelles. Sans que jamais les deux univers se télescopent. C’est peut-être d’ailleurs ce qui fait la force de ce récit au goût doux-amer.
Le père d’Anthony, Jacky, un prénom, seul – le patronyme n’apparaît jamais dans le livre –, est donc sinon le centre du moins au cœur de ce récit, un père qui souffre d’avoir été celui qui reste, qui a repris tant bien que mal le métier des parents, tandis que l’aîné, Désiré, est celui qui a décidé de partir, faire des études, regarder vers l’ailleurs ; Jacky tiendra d’abord le rôle d’un père, qui joue (aux jeux vidéo…) avec ses enfants, qui les fait rire, leur apprend les manières d’être un homme, un vrai ; et puis, progressivement mais inéluctablement, Jacky se défait, se délite, devient mélancolique, a de furieux accès de colère, pour finir par abandonner femmes et progéniture. Ce n’est pourtant pas faute pour Anthony d’avoir essayé de le retenir : « Pour éviter qu’un drame n’advienne, je cherchais des signes partout. Je procédais à d’étranges rituels capables d’empêcher que quelque chose ne lui arrive […] Devant la télévision, je n’avalais jamais ma salive durant la scène tragique d’un film. En jouant aux jeux vidéo, je veillais à ne jamais faire tomber mon personnage dans un précipice ».
Jacky est un père raté ; les informaticiens des années 1970 sont des géniteurs géniaux. Nishikado conçoit Sky Fighter, un simulateur de bataille aérienne qui va bientôt devenir Space Invaders et connaître un succès mondial ; Shigeru Miyamoto imagine coup sur coup Donkey Kong, Super Mario Bros., The Legend of Zelda. Ils rivalisent d’imagination, domptent le virtuel, transmettent le virus du jeu vidéo et ses plaisirs à la planète entière. L’intelligence des uns agit dans le récit de Passeron comme un antidote à la déliquescence de l’autre, et même, faudrait-il dire, de tous les autres. Désiré paye au prix fort son addiction à l’ailleurs, sa femme et fille mourront du même mal, le sida ; le frère cadet de Jacky, Yul, s’en ira aussi, lui que l’on croyait rompu à l’activité de vivre. Personnages fantoches pris dans les rets d’une époque fantôme, qui semble se diviser en deux catégories, irréconciliables : les forts et les faibles. Et qui culmine, discrètement, dans l’aveu de la découverte de son homosexualité par le narrateur, une homosexualité presque par défaut : « J’ai fini par penser qu’ils [les durs] avaient raison, que c’était ce que j’étais un pédé. Ça m’ennuyait, quelque part, parce que j’avais de l’attirance pour les filles […] Peut-être que c’était comme ça. Peut-être qu’on ne choisissait pas qui on était après tout. Faute de devenir quelqu’un d’autre, on devait prendre la place qui nous était attribuée ».
Ni vraiment récit de formation, ni complètement récit de réparation, autobiographie mezza voce, Jacky demande sans doute à être lu dans un espace plus vaste, comme un livre ouvert sur un autre livre et qui le réverbère. Le premier avait pour « sujet » l’oncle Désiré et les années sida ; celui-ci, le père et les jeux vidéo. Qu’en sera-t-il du suivant ? Entendra-t-on de plus près la voix du frère jumeau ?