Raconter Détroit

À l’Ouest, il y a les États-Unis bien sûr, symbole du progrès et de la décadence, de l’effondrement et du renouveau. C’est en particulier le cas de Détroit, grande toile sur laquelle artistes, militants associatifs, urbanistes, journalistes, entrepreneurs, publicitaires et habitants projettent leurs rêves et leurs cauchemars. La professeure de littérature Raphaëlle Guidée déplie avec talent cet enchevêtrement de récits.

Raphaëlle Guidée | La ville d’après. Detroit, une enquête narrative. Flammarion, coll. « Terra incognita », 342 p., 23 €

Détroit est une des villes les plus racontées au monde. En 2017, elle est même la première municipalité américaine à recruter un chief storyteller, chargé d’améliorer son image à grands coups d’histoires. Car la ville est le champ d’une bataille de récits. Depuis une vingtaine d’années, de reportages photos en romans, de publicités en articles de presse, de films en pièces de théâtre, elle apparaît tour à tour comme une zone de guerre et une cité-jardin, comme une ville fantôme et une ville nouvelle, comme un observatoire de l’effondrement et un laboratoire de la résilience.

Ancienne capitale mondiale de l’industrie automobile, magnifiée par les fresques de Diego Rivera, Détroit est d’abord Motor City. Mais si la voiture fait la fortune de la ville, elle provoque aussi son déclin, car les autoroutes donnent la liberté aux citadins aisés de s’installer en banlieue et aux industriels de délocaliser leurs usines. Dans les années 1950, alors que l’industrie automobile bat son plein, Détroit perd plus de 100 000 emplois. Quatrième plus grande ville américaine à l’époque, elle occupe aujourd’hui la vingt-septième place. Si Motor City a longtemps symbolisé l’âge de la voiture, elle incarne désormais le déclin de l’économie fossile, voire de la civilisation industrielle.

Depuis une vingtaine d’années, la ville accumule en effet les problèmes : déclin démographique, chômage, système scolaire sous-financé, transports en commun et ramassage des déchets aléatoires, infrastructures vétustes, insécurité. Les recettes fiscales ont tant baissé que la ville a fait faillite en 2013. Nombre de ses habitants restent simplement parce qu’ils n’ont pas les moyens de partir. Près de 80 % d’entre eux sont noirs et presque un tiers vivent sous le seuil de pauvreté. Ironie du sort, le coût des assurances est tel, en raison des vols, que peu d’habitants de Motor City ont une voiture, pourtant bien utile pour aller travailler.

Raphaëlle Guidée | La Ville d’après. Detroit, une enquête narrative, Flammarion, coll. « Terra incognita », 2024, 341 p., 23 €.
Détroit (2019) © Jean-Luc Bertini

C’est cette ville délabrée, abandonnée en partie à la nature, qui fait le bonheur des romanciers, des cinéastes et de photographes comme Yves Marchand et Romain Meffre, dont le superbe livre sur les ruines de Détroit est un succès mondial. La ville est le décor apocalyptique de mille récits de fin du monde, où les habitants ressemblent souvent à des zombies, quand ils n’ont pas disparu. La force de beaucoup de ces histoires, c’est de montrer une civilisation qui périt non pas d’un abrupt cataclysme, mais au terme d’un lent détricotage, un petit renoncement après l’autre, presque sans bruit.

Pour d’autres, les ruines sont au contraire des mines d’or. La ville est alors dépeinte en phénix ou érigée en symbole de la destruction créatrice. Après la crise de 2008, flairant l’aubaine, des investisseurs rachètent des maisons et des terrains pour une bouchée de pain, ouvrent des casinos et rénovent des dizaines de tours, imaginent des écoquartiers, misent sur le capitalisme vert et la transition énergétique. La ville dépeuplée est un territoire vierge à conquérir, une nouvelle Terre promise.

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Attirés par le cachet industriel de la ville et ses loyers dérisoires, des artistes et de jeunes créatifs investissent le centre-ville, où se multiplient cafés, restaurants à la mode et microbrasseries. De leur côté, des militants associatifs combattent la spéculation immobilière ou préservent le patrimoine écologique de la ville. Les jardins partagés et les fermes urbaines pullulent, malgré le climat rigoureux et les sols pollués. La ville vante aux réfugiés climatiques américains sa tradition d’entraide, ses maisons abordables et ses réserves d’eau douce. Elle reste néanmoins parmi les villes d’Amérique les plus polluées aux particules fines.

Très documenté, bien écrit, l’ouvrage est aussi riche d’illustrations bienvenues. On peut toutefois regretter, outre le propos un peu méandreux et impressionniste, surtout dans la deuxième moitié du livre, que Raphaëlle Guidée n’explique pas les choix drastiques qu’elle a dû faire dans l’immense concert de voix qui racontent et ont raconté Détroit depuis deux décennies. Elle ne pouvait tout embrasser,  bien entendu. Mais pourquoi choisir d’écarter les bandes dessinées, la poésie, les pièces de théâtre, les séries et la musique ? Pourquoi parler par exemple d’auteurs francophones mineurs mais pas de l’incroyable production musicale mettant en scène la ville, où est né le légendaire label Motown ? L’auteure l’admet : « Quand on me demande en quoi consiste mon protocole d’analyse, j’ai du mal à parler d’autre chose que de temps et de patience. » On peut trouver cela un peu problématique de la part d’une chercheuse en sciences sociales, ou se laisser prendre par les histoires.

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