La traduction de l’ouvrage de la critique argentine Beatriz Sarlo sur Jorge Luis Borges met à la disposition du public français une interprétation classique de l’écrivain qui le situe à l’intersection de cultures, de langues et de genres. Tandis que dans un essai qui ne manque pas d’originalité, Jean-Pierre Dupuy montre comment l’œuvre de Borges permet au lecteur d’interpréter sa propre vie et le monde contemporain.
Depuis sa publication en anglais (Verso, 1993) et en espagnol (Ariel, 1995), Borges, l’écrivain périphérique de Beatriz Sarlo a connu une vaste diffusion, jusqu’à devenir un classique de la critique borgésienne. Son succès vient en partie de ses conditions de production, une série de conférences prononcées dans le cadre de la chaire Simon Bolivar, du Centre for Latin American Studies de l’université de Cambridge, en 1992, destinées donc à un public non spécialisé mais académique. L’hypothèse de départ de Sarlo, qui fait suite à ses travaux sur la culture argentine du début du XXe siècle, est que la célébrité universelle de Borges se fonde sur un processus de dépossession de son caractère argentin : « quelque chose de Borges (au moins du Borges que l’on lit dans la ville qu’il avait aimée, Buenos Aires) se diluait dans ce processus d’universalisation triomphante ».
Critique, journaliste, écrivaine et professeure de littérature, Beatriz Sarlo (1942-2024) a occupé une place particulière dans la culture argentine. Simultanément acclamée et attaquée, autant pour ses idées politiques que pour ses positionnements en tant qu’interprète de la culture de son pays, collaboratrice de journaux de grande distribution comme La Nación, Perfil, ou la revue Noticias, son parcours commence dans les années 1960, à l’université de Buenos Aires, avec une licence ès lettres et un engagement dans le péronisme, puis dans le Parti communiste révolutionnaire. Sarlo participa à l’entreprise de redéfinition et de diffusion de la littérature et de l’histoire littéraire argentines du Centre Editor de América Latina, la maison d’édition fondée en 1966 par Boris Spivacow, avant de devenir cofondatrice de la non moins mythique revue Punto de Vista en 1978, un des bastions de l’opposition intellectuelle sous la dernière dictature civico-militaire (1976-1984), qu’elle dirigea jusqu’à sa fermeture en 2008. Titulaire de la chaire de littérature argentine II (XXe siècle) de l’université de Buenos Aires entre 1984 et 2003, elle prit une part active dans le processus de démocratisation de l’institution. Sa vaste production d’essayiste comprend des ouvrages fondateurs de la critique argentine, parmi lesquels Ensayos argentinos: de Sarmiento a la Vanguardia (1997), El imperio de los sentimientos (1985), et Una modernidad periférica: Buenos Aires, 1920 y 1930 (1988). De la sociologie de la littérature, elle se déplaça vers une forme de critique culturelle qui ne peut être entièrement identifiée aux cultural studies, même si l’une et les autres partagent certains traits, comme on peut le constater dans Instantáneas: Medios, ciudad y costumbres en el fin de siglo (1996).

Les sept chapitres de Borges, l’écrivain périphérique, deuxième ouvrage de Sarlo traduit en français (après Sept essais sur Walter Benjamin, Delga, 2017), proposent un parcours qui commence par évoquer les circonstances dans lesquelles le livre est né, dans le chapitre « Cosmopolite et national », et revient sur l’histoire de la ville de Buenos Aires dans les années 1920 et 1930, dans « Un paysage pour Borges ». « La liberté des gens des faubourgs », troisième chapitre de l’ouvrage, retrace l’esthétique urbaine de Borges, et explique le titre original de l’ouvrage : le terme « orillas » désigne les rives, les marges, les bords, les limites, les côtes, la plage, et, dans le Buenos Aires des débuts du XXe siècle, les quartiers éloignés et pauvres, l’endroit où la ville et la campagne se confondent, que Borges va ériger en objet poétique dans les années 1920. Dans « Tradition et conflits » est examiné le rapport de Borges à la tradition littéraire argentine, dans ses essais et ses fictions, en particulier au Martín Fierro de José Hernández. « La fantaisie et l’ordre » aborde l’hétérogénéité des références borgésiennes, alors que le sixième chapitre, « Constructions imaginaires », revient sur le rapport de sa littérature à la connaissance à partir de récits tels que « Tlön, Uqbar, Orbis tertius » et « La loterie de Babylone ». L’ouvrage se ferme sur « La question politique », où Sarlo se penche sur la signification politique de l’ordre et du chaos dans le duel au couteau chez Borges, en insistant sur l’idée que son œuvre exprime la nostalgie d’un Buenos Aires disparu (question sur laquelle elle reviendra dans La pasión y la excepción). Sarlo définit l’esthétique borgésienne comme étant « philosophico-politique », à partir de la nouvelle « Le rapport de Brodie ».
Dès sa dédicace (à Juan Pablo Renzi, 1940-1992, peintre argentin), la lecture de Sarlo érige les valeurs des avant-gardes historiques en trait spécifique de la culture argentine. La critique « modernisatrice » argentine (tendance dans laquelle on peut classer également Ricardo Piglia) qui occupa l’espace public, les médias et l’académie à partir du retour de la démocratie, dont les conceptions devinrent rapidement dominantes, se présente comme une culture d’avant-garde, et cherche à s’opposer à la littérature officielle en revendiquant une littérature présentée comme venant des marges, ainsi que l’a signalé Jorge Panesi (Críticas, 1999). En ce sens, le choix du terme « périphérique » pour traduire « orillas » semble particulièrement pertinent, car il dialogue avec le titre anglais (« edge ») et propose une synthèse de l’hypothèse de lecture de Sarlo. Un des apports essentiels de Borges, l’écrivain périphérique est d’avoir contribué à modifier la conception de l’œuvre borgésienne, en l’articulant à son contexte de production. Le mouvement fut possible, comme le souligne Josefina Ludmer (Jorge Luis Borges. Intervenciones sobre pensamiento y literatura, 1999), grâce à l’introduction des théories du texte, qui permettent de dissocier les positions explicites des auteurs de leurs positions textuelles. Borges cesse dès lors d’être lu en fonction de ses idées politiques, et peut apparaître comme un écrivain révolutionnaire en fonction de l’idéologie de ses textes, du « sujet textuel », comme l’affirme Enrique Pezzoni (Lector de Borges, 1999).
Car Sarlo travaille avec les outils de la critique française post-structuraliste : le « je-poétique » flâne dans la ville à la manière de Walter Benjamin ; les faubourgs sont un idéologème (Kristeva) dans l’œuvre de Borges ; les mondes opposés de ses récits prennent la forme du pli selon Deleuze ; la bibliothèque est un panoptique, défini à partir de Foucault. Elle en arrive ainsi, d’une part, à considérer que Borges anticipe les intérêts de la théorie contemporaine, et, d’autre part, à présenter sa propre interprétation comme une description dont l’objectif est de cerner la constitution de l’esthétique borgésienne. Si son essai ne repose que partiellement sur une histoire textuelle (celle-ci restant largement méconnue à l’époque), et sur une contextualisation par trop générale, les ressources rhétoriques mobilisées font de Borges l’interprète privilégié de l’identité argentine, ce qui confère à Sarlo le même statut vis-à-vis de Borges et de la culture argentine.
Alors que les pays hispanophones constituent de remarquables importateurs de productions intellectuelles françaises, Borges, l’écrivain périphérique est un des premiers ouvrages majeurs de la critique et théorie hispano-américaine à être traduit en français. Malgré quelques maladresses typographiques et quelques choix discutables (« créole » pour « criollo »), la traduction restitue la voix de Beatriz Sarlo et son style entrainant.
Dans Vertiges. Penser avec Borges, Jean-Pierre Dupuy adopte un tout autre positionnement, celui d’un lecteur passionné, non spécialisé, dont l’œuvre de Borges a imprégné la vie, grâce à une connaissance exhaustive, dont témoigne un important appareil de notes. À un moment où la centralité de la littérature semble mise en cause, l’ouvrage montre à quel point une œuvre littéraire peut organiser nos vies. L’interprétation que Dupuy fait des fictions, des essais et de la vie de l’écrivain argentin s’enchevêtre avec sa propre biographie, apportant une réponse à différentes questions artistiques, sociales, philosophiques, historiques. À la réflexion sur Vertigo d’Alfred Hitchcock (point de départ auquel l’auteur revient tout au long de l’ouvrage), viennent ainsi s’ajouter l’analyse de la notion de catastrophe, des réflexions sur le temps, sur le carnaval brésilien, sur Tchernobyl et le nucléaire, sur la démocratie, sur les significations du rite et du sacrifice dans la culture occidentale, sur la trahison à partir du christianisme, sur la création du passé à partir de Kafka et ses précurseurs, et bien d’autres choses.
De son côté, l’œuvre de Borges fait l’objet d’une série de remarques pertinentes ; l’auteur rappelle que ses fictions exhibent leurs propres mécanismes de constitution, il propose une distinction entre synthèse et énumération à propos de « L’Aleph », revient sur la question des rapports entre vérité et fiction et sur l’association entre le récit « La fin » et le western. D’autres rapprochements semblent discutables, comme celui opéré entre le système démocratique, « La loterie de Babylone » et le hasard ; ou la réflexion sur les rapports entre Borges et le Brésil. On remarque également une disqualification de cet auteur si admiré qu’est Blaise Pascal au chapitre « Présence de l’avenir ».
L’imbrication de la vie et de la littérature reste un des axes organisateurs de la littérature de Borges. Sa mise en scène par Jean-Pierre Dupuy repose sur le rejet de l’académisme et des apports des spécialistes en littérature, ce qui ne l’empêche pas de faire appel à une série d’approches classiques de son œuvre : interpréter Borges par le biographique, considérer les narrateurs de récits tels que l’Aleph comme des alter ego de l’auteur, affirmer que la littérature est un moyen de sublimer la souffrance et qu’elle apporte plus de savoir que les sciences humaines, recourir aux déclarations de l’auteur comme source d’autorité ou à la notion de matrice narrative. Par ailleurs, Dupuy critique l’approche structuraliste (Barthes, Ricardou) mais reproduit le mouvement qui a caractérisé son usage de l’écrivain argentin : interpréter ses fictions comme des théories, en laissant de côté la théorie contenue dans ses essais.
Le parcours proposé par Vertiges amène néanmoins à s’interroger sur une question essentielle pour les études littéraires : l’articulation entre le texte et son interprétation, qui reste, malheureusement, dans l’ouvrage de Jean-Pierre Dupuy souvent artificielle, au point que Borges apparaît par moments comme un prétexte pour présenter sa propre vision du monde contemporain, comme le montre le fait que de nombreuses questions sur son œuvre sont renvoyées aux notes de bas de page.