Dans La honte et le châtiment, Rozenn Milin explore avec finesse les tensions entre langue maternelle parlée sur un territoire et langue extérieure imposée par l’école. De la Bretagne au Sénégal, elle analyse comment des méthodes pédagogiques visant à imposer le français ont abouti à des situations différentes aujourd’hui en ce qui concerne la vitalité des langues locales.
Qu’est-ce qui pousse une population à arrêter massivement, en l’espace de quelques années ou décennies, de transmettre à ses enfants la langue maternelle qu’elle véhicule depuis des siècles, pour adopter une autre langue imposée de l’extérieur ? C’est cette substitution linguistique qu’interroge Rozenn Milin à l’issue d’une thèse de doctorat publiée sous le titre La honte et le châtiment. Imposer le français : Bretagne, France, Afrique et autres territoires. La chercheuse part d’une situation qu’elle a elle-même vécue. Née en 1960 dans une famille paysanne du nord du Finistère où les parents et grands-parents ont eu le breton comme langue maternelle, c’est pourtant en français qu’elle a été éduquée à la maison. Ses parents refusaient catégoriquement d’échanger avec elle dans la langue qu’ils maîtrisaient parfaitement et choisissaient de s’exprimer dans une langue qu’ils parlaient mal. Cette transformation majeure, opérée par presque la totalité des familles de Basse-Bretagne dans les années d’après-guerre, explique l’effondrement général de la pratique du breton : on comptait plus d’un million de locuteurs au début du XXe siècle, soit 75 % de la population, dont la moitié de monolingues. Aujourd’hui, les derniers sondages montrent que 107 000 personnes déclarent être capables de parler breton, et seules quelques dizaines de milliers – majoritairement des personnes âgées – l’utilisent au quotidien.
Ce changement brutal et rapide interroge. Suite à quel traumatisme des parents décident-ils de renoncer à parler à leurs enfants leur langue maternelle, au risque d’appauvrir leur relation intime avec eux ? Comment expliquer le mélange de honte et de colère qui est largement ressenti par les locuteurs du breton dans les années d’après-guerre, et qui est encore dominant dans les témoignages oraux recueillis jusqu’à aujourd’hui lorsqu’est évoquée cette période ? Comment un tel « suicide linguistique », pour reprendre l’expression de chercheurs américains, notamment pour analyser un semblable phénomène dans les communautés totonaques du Mexique, a-t-il pu se produire ?
Le grand mérite de l’ouvrage de Rozenn Milin est d’analyser finement le cas breton tout en le mettant en perspective sur le temps long et dans un cadre géographique large incluant d’autres situations plus ou moins effectives de substitution linguistique en Europe, en Afrique et en Asie. L’effort est centré sur le rôle de l’école, principal vecteur de transformation linguistique. Le recours au symbole, objet stigmatisant donné aux élèves surpris à parler leur langue à l’école et qui doivent alors dénoncer un camarade ayant commis la même « faute » pour éviter une punition humiliante, constitue le cœur de l’enquête. Déjà attestée en Europe au XVe siècle, cette méthode est propagée à partir du siècle suivant par les jésuites. Sous le nom de signum, elle a alors pour objectif d’imposer l’usage du latin à l’école. Après les hésitations de la Révolution sur la place à accorder aux langues régionales dans la diffusion des idées nouvelles – traduction dans les idiomes locaux ou au contraire éradication de ceux-ci –, la progression de la scolarisation va de pair avec l’affirmation du français comme langue nationale et universelle au XIXe siècle.

Dans ce contexte, le symbole reprend du service pour punir les enfants qui parlent breton à l’école. L’analyse critique croisée de plus de 600 témoignages écrits et oraux rassemblés auprès de personnes nées entre les années 1870 et les années 1950 permet à Rozenn Milin de dresser un portrait fin de cette pratique, qui disparaît après-guerre au moment où le français se généralise dans les campagnes. La chercheuse montre que cet usage n’est pas spécifiquement breton. On retrouve les mêmes méthodes, sous des noms différents, ailleurs en Europe et dans le monde. Elle évoque notamment l’Irlande, l’Écosse, le Pays de Galles et le Japon. Elle s’attarde plus longuement sur le Sénégal à l’époque coloniale, son deuxième terrain d’enquête orale.
À partir de ces différentes situations, Rozenn Milin cherche à comprendre pourquoi la substitution linguistique a opéré dans certaines régions, poussant les langues régionales à la relégation, alors qu’elle n’a pas empêché leur transmission jusqu’à aujourd’hui dans d’autres contextes. En Bretagne, l’imposition du français accompagne des transformations sociétales majeures dès le XIXe siècle et surtout au XXe siècle : l’arrivée du chemin de fer, le service militaire et la guerre de 1914 font pénétrer la langue française au-delà des élites déjà francisées. Après la Seconde Guerre, le breton est surtout associé à la misère de la condition paysanne, et les parents voient le français comme la seule langue d’avenir pour leurs enfants. Les deux langues auraient pu coexister, comme dans de nombreuses régions bilingues du monde où la langue de la famille et de l’intime n’est pas la même que celle de l’école et du travail. Mais les punitions et humiliations à l’école ont laissé un souvenir traumatisant, et le breton a en outre été résolument associé à une identité négative : il est ressenti comme honteux et préjudiciable pour la réussite sociale. Un tel rejet explique que la substitution linguistique ait trouvé son aboutissement dans les années 1950 et 1960 sans grande résistance. Lorsque, quelques années plus tard, naît un regain d’intérêt pour la langue et la culture bretonnes auprès de jeunes générations élevées en français, les bretonnants sont souvent les premiers à exprimer de l’incompréhension, voire de la colère et de l’hostilité, vis-à-vis de la revalorisation d’une langue qu’on leur a appris à mépriser. Aujourd’hui, alors que le discours sur les langues régionales et le bilinguisme est redevenu beaucoup plus positif, la survie même du breton se pose face à l’effondrement du nombre de ses locuteurs.
Au Sénégal, la situation est très différente. L’enseignement du français à l’école est pensé dans le but de former des élites francophones locales au service de l’entreprise de colonisation. Il ne s’agit donc pas d’assimiler toute la population en lui procurant une éducation semblable à celle des Français. De fait, il n’y a pas de scolarisation de masse avant l’indépendance en 1960, et il faut attendre 2004 pour que l’école soit rendue obligatoire et gratuite, à une époque postcoloniale où les langues locales sont valorisées par les autorités. Le français est certes aujourd’hui l’unique langue officielle du pays (bien qu’il ne soit pas compris par de nombreux habitants) mais il cohabite avec plusieurs langues dites « nationales » – dont la plus répandue est le wolof – qui ont également un statut reconnu. Contrairement à la France, le discours sur une langue nationale unique n’a jamais eu lieu. Par ailleurs, la tradition de violence dans l’instruction sénégalaise fait que l’utilisation du symbole n’a pas généré une souffrance ou une honte semblables au sentiment ressenti en Bretagne. Enfin, le maintien d’un mode de vie impliquant plusieurs générations sous le même toit a favorisé l’utilisation des langues vernaculaires, souvent seules comprises par les générations plus âgées.
À partir d’une base similaire, l’évolution linguistique a donc été très différente entre la Bretagne, devenue largement monolingue, et le Sénégal, où le multilinguisme reste très présent. D’autres situations peuvent aussi être mises en parallèle avec celles-ci. En Grande-Bretagne, l’enseignement scolaire n’a jamais été centralisé : le Pays de Galles a ainsi pu appliquer sa propre politique linguistique et la langue galloise a bénéficié du prestige associé à la traduction de la Bible dès 1588, qui est devenue un support d’alphabétisation précoce. En revanche, une véritable politique d’assimilation coloniale s’est développée en Irlande dès le XVIe siècle et, couplée à une forte émigration, a conduit à un effondrement de la pratique du gaélique au XIXe siècle.