Intimidé par l’exemple illustre d’Antoine de Saint-Exupéry, un écrivain et pilote de ligne a longtemps évité d’écrire sur son métier. Pourtant, l’avancement de la technologie lui permet de voir autrement les étoiles et de mieux comprendre les vents d’ouest.
« Go, children, West, and see the world ! » : cette phrase entendue en voix off dans un film de 1972, Réminiscences d’un voyage en Lituanie, de Jonas Mekas, m’a toujours hanté. Il s’agissait d’un conseil donné aux deux frères Mekas par leur oncle, suite à l’invasion du pays natal par les forces soviétiques, après l’occupation allemande, à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Recommandation qui se continuait ainsi : « And come back. »
Mon métier de pilote de ligne m’a très tôt, dès mes vingt-cinq ans, permis d’assouvir ce fantasme : aller vers l’ouest ; voir le monde : continuation du Far West par d’autres moyens… moins violents que la Conquête de l’Ouest… voir seulement… sans conquérir… et revenir. Tout cela, bien avant que le démon de l’écriture ne me prenne… Plus tard, soit après mes quatre premiers livres, on me demanderait souvent pourquoi je n’écrivais pas sur mon expérience de pilote de ligne. Longtemps je me suis dit qu’il était impossible d’écrire, sans tomber dans le kitsch, sur l’aviation après mon glorieux prédécesseur Antoine de Saint-Exupéry.
Pourtant, LA chose qu’il n’a pas pu connaître de ma propre expérience, et partant (d)écrire, c’est le fait que le soleil et autres étoiles sont quasi fixes dans le ciel sur les vols aller quand on va vers l’Amérique du Nord, c’est-à-dire vers l’ouest, puisque la vitesse des aéronefs à réaction modernes compense alors la rotation terrestre. Cela, Saint-Ex n’a même pas pu l’imaginer. J’ai écrit sur cet aspect inédit, dans la littérature, à ma connaissance, du métier d’aviateur moderne dans mon ouvrage de 2015 dit (L)ivre de papier ; mais la façon, pour ne pas dire la forme (totalement déponctuée), était tellement cryptée que personne ne l’a vu.

Comme je ne pense pas être capable de mieux écrire sur cette expérience cosmique, en voici un extrait, pour lui donner une deuxième chance : « sachez qu’en vérité le plus court chemin de paris à new york this arena for the terminal stage of western civilization the culture of congestion est un cercle plus précisément un arc du grand cercle autour de notre boule terrestre passant par les deux villes il est unique plus exactement un segment d’orthodromie cap non constant till i have got to the opposite point of the compass à l’apex de cette courbe la route vraie est 270° là le lecteur se déclare perplexe je médite sur la quadrature du cercle terrestre hauteur du soleil stable traversant d’est en ouest tout l’espace figé à l’aller au retour les étoiles s’allument puis plongent très vite environ 30 degrés de longitude terrestre par heure la nuit promène son char étoilé deux fois plus vite qui le sait encore le seigneur dans les nuées est comme un arc tendu c’est toi la flèche quand les divinités sont joyeuses les corps célestes sont transportés de joie en se mouvant soudain lune et étoile comme une flèche ché i pesci guizzan su per l’orizzonta puis vénus se lève bientôt l’aurore berger vit’ vit’ pense à tes bêtes lion aigle serpent et tout bétail sorti de l’arche de noé peu à peu monte le jour mélodie instantanée j’te souffle d’une oreille l’autre ».
Un autre aspect du métier sur lequel Saint-Ex n’a pas vraiment écrit, c’est la prédominance des vents d’ouest à nos latitudes tempérées. On me demande souvent pourquoi l’on met toujours plus de temps sur les vols aller vers l’ouest que sur les vols retour. En résumé, et pour faire simple, c’est la différence de température entre le pôle nord et l’équateur qui crée une pente dans la masse d’air, car, à pression constante, le volume de l’air augmente avec la température, et donc la hauteur de la courbe isobare vers l’équateur. C’est cette pente de la courbe isobare qui crée du vent, appelé vent géostrophique, toujours d’ouest. Par l’absurde, si la température était constante sur la terre, il n’y aurait aucun vent géostrophique, et tout serait immobile, moite : l’enfer sur terre !…
En ce qui concerne la lutte de l’aviateur avec les éléments (l’air, les vents, les nuages, les orages, etc.), comme Saint-Ex a décrit cela à la perfection, je ne m’y essaierai pas, je risquerais de faire beaucoup moins bien. Plus intéressant, et plus nouveau, le décalage horaire (jetlag en anglais) ; seul le Concorde, volant à Mach 2,02, et donc plus de deux fois plus vite que la rotation terrestre, permettait de « rattraper » le temps, et même d’en « gagner » : on arrivait à New York « avant » d’être parti de Paris : à 8 h du matin très exactement, pour un décollage à 11 h. À l’ouest, nous avions toute la journée devant nous ! De plus, en vol supersonique, toutes les lois aérodynamiques s’inversaient (à cause d’une formule du type (1 – M2), M étant le Mach). Le monde, dans une nouvelle et inédite Volonté d’immobilisme très réactionnaire (en fait), a ralenti… N’avoir pas connu ce bel oiseau supersonique si racé, si rapide, et si moderne, est mon plus grand regret professionnel. Si je t’oublie, Concorde !
Dernier ouvrage paru : Tweet n° 1, Tinbad, 2025.