L’Inter-Poèmes

Certains livres sont des dispositifs discrets, des machines mystérieuses dont on ignore la fonction et l’usage exacts, mais dont on comprend très vite que les mettre en mouvement n’ira pas sans conséquences. La Vallée du Test, le dernier recueil de poèmes de Gabriel Gauthier, est de ceux-là.

Gabriel Gauthier | La Vallée du Test. José Corti, 152 p., 19 €

Ce que l’on retient tout d’abord de ce recueil, c’est son titre : on y reconnaît sans difficulté l’art de Gabriel Gauthier, qui s’ancre souvent dans un souci de la toponymie. Poète, romancier et musicien, Gauthier a fait paraître un album, sous le pseudo de Nevers : Minor plot twist, dont la première piste porte le nom de Mont Wilson, précédé de lieu de travail, plage. Il fait partie de ces écrivains dont on devine qu’ils ont été hantés à un moment par les légendes des cartes, par les mots que l’on grave à la surface des globes et des mappemondes. Cela fait sans doute partie de la magie des noms de lieux que de faire surgir, à leur seule évocation, des paysages. Il en était ainsi du Mont Wilson. Il en sera de même pour La Vallée du Test.

Rien que dans ces quatre mots (soit autant que dans tous les vers de tous les poèmes du recueil), on devine une collusion, sinon une rencontre. On sait d’emblée que l’on se trouve dans un territoire à la croisée des chemins, entre une tradition poétique liée au paysage et une contemporanéité transformée par le numérique, la technologie et la virtualité. Alors que la lecture suit son mouvement, cela ne fait plus aucun doute : ce livre de poèmes se veut à la fois la manifestation d’une forme de magie ancienne et la résultante de technologies de pointe (comme le suggère le chapitre intitulé « Poèmes avancés »). On finit par découvrir cependant, à la page des remerciements, que la Vallée du Test, au-delà des pouvoirs d’évocation de son nom, existe réellement et que c’est là que la plupart des poèmes ont été écrits, en onze jours de l’été 2022.

Il serait difficile de donner une vision d’ensemble de l’ouvrage en détaillant sa structure. On pourrait s’y risquer – dire que tous les chapitres contiennent des poèmes, à l’exception du dernier qui accueille une forme narrative, dire que tous les vers sont faits de quatre mots, dire qu’un procédé récurrent consiste à escamoter le dernier vers pour le mettre au tout début du poème, en tant que titre – mais on passerait sans doute à côté de l’essentiel. S’il existe une structure, elle réside ailleurs. (Il est dit, à ce sujet : « Nous passions une grande partie de notre temps ailleurs et le véritable temps était ailleurs ».) Elle se trouve dans une multiplicité de jeux d’échos et de passages secrets entre les textes. On retrouve, ici ou là, un ami qui porte le nom de Ben ou encore une étrange histoire de plongeurs qui participent à un jeu dangereux, au point de risquer leur vie. Il est question de perles, mais aussi de noyade. On tombe nez à nez avec des agents secrets, du gazon, des ferrys, des horloges, et tout participe d’un réseau d’initiés qui conspirent dans l’ombre.

Première machine à dessiner de Desmond Paul Henry © FAL/Elaine O’Hanrahan

Ces choses et ces êtres font signe, passent d’un poème à un autre, au point que l’on se surprend à se demander ce qui se trouve entre les poèmes, ou à leur envers. On se demande ce que fabriquent les poèmes lorsqu’ils ne sont pas en train d’être lus. On se dit que le recueil aurait pu s’intituler Le Livre des Passages, mais que c’était certainement déjà pris. On s’avise alors que de nombreux poèmes mènent à des culs-de-sac et autres murs solidement bâtis. On tombe sur le mot « labyrinthe ». La Vallée du Test est un de ces livres qui sont capables de signifier bien plus que ce qu’ils semblent dire au premier abord. Au fond, ce qu’il propose est surtout un savoir expérientiel, qui s’acquiert par l’exercice de la lecture. Ce sont des formes modestes. Des mots simples, des textes avec peu d’ornements.

Le lecteur se surprend à penser à Escher, le peintre néerlandais adepte de passages impossibles et de dimensions aberrantes, mais le poème lui répond : « Le fait qu’il n’y a pas d’escalier fait partie de l’illusion. » C’est qu’il y a quelque chose de l’ordre d’une angoisse ontologique dans les textes de Gabriel Gauthier. Dans le poème « Ma main », par exemple (« Ma main » étant à la fois le titre et le dernier vers) : « On se souvient toujours / de la première fois/ où on trouve une / correspondance entre les éléments / qui dépassent de sa / vie et ceux qui / dépassent d’un livre. Adieu / recherches compulsives, je vais / être en retard pour / le dîner. Je n’ai / jamais quitté la pièce / qui n’a jamais quitté ». Les univers sont compris dans des univers qui sont compris dans des univers, et cela semble être à la fois la source de possibilités nouvelles et un fardeau à porter.

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Ce qui étonne dans ce livre, c’est le peu de présence du monde politique et social. Le dernier chapitre, une nouvelle intitulée The Dark, évoque un critique qui écrira un article sur une représentation qu’il ne verra jamais, The Dark. Ce narrateur-critique nous dit : « Je crois dans cette idée un peu candide que tout le monde fait ce qui est en son pouvoir, et pour moi, la critique se rapproche de l’exégèse. Son devoir est d’aider à révéler ce que nous voulons vraiment signifier, et qui se cache souvent hors du domaine du naturel. Aussi, cela m’intéresse d’apprendre à regarder l’empire matériel comme un réseau de liens dont il serait impossible de dire du mal. » En lisant la dernière phrase, je me suis demandé si elle n’était pas quelque peu programmatique. C’est peut-être cette phrase qui explique la désertion du monde socio-politique du livre de Gabriel Gauthier. Non qu’il soit « impossible de dire du mal » de « l’empire matériel », bien au contraire, mais comme si cet « apprendre à regarder » était devenu une contrainte poétique. On devine, à tort peut-être, que la catastrophe globale que nous traversons devient un des sujets du recueil, justement en ce qu’elle est soigneusement éludée.

Enfin, et je crois que c’est essentiel, La Vallée du Test est traversée par des poèmes adressés à des personnes que l’on devine être des ami.es de l’auteur, et l’on trouve, glissées le long des pages, des phrases qui semblent être des rituels amoureux : « Chaque / soir, je me promets / de ne plus t’adresser / des messages d’intention pure / qui ne prennent pas / en compte les notions / fondamentales de la physique ».

Il ne faudrait pas croire que Gabriel Gauthier soit l’héritier d’une tradition esthétique qui fait du poète un voyant, capable d’aller au-delà du rideau des apparences pour en revenir avec des mots perçants et des armes affûtées. Il me semble que ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Je pense plutôt qu’il s’agit d’un artisan qui fabrique des livres comme d’autres fabriquent des objets de petite taille – des clés, des coffrets, des pendentifs. Il se trouve que les objets que Gabriel Gauthier fabrique déforment légèrement l’espace-temps. Ainsi, une fois l’ouvrage refermé, notre présent nous paraît plus ambigu et plus fragile. Plus singulier qu’auparavant, justement parce qu’il a été rendu poreux à des mondes autres qui menacent à chaque instant de faire irruption dans notre réalité par on ne sait quels passages dérobés.