Un roman de l’effet

Si Les fleurs sauvages, le dernier roman de Célia Houdart, propose un récit convenu en apparence, le lecteur n’en est pas moins immédiatement pris par une expérience où chaque fragment s’offre comme un instantané, une impression qui persiste longtemps après qu’ont été oubliés les enjeux de l’intrigue.

Célia Houdart | Les fleurs sauvages. P.O.L, 208 p., 19 €

Le travail de Célia Houdart est celui d’une forme, et une forme qui avance. Avec une sûreté frappante. Si son dernier roman se lit de façon autonome, il gagne à être inscrit dans une progression dont les tensions entre plusieurs tendances donnent au texte toute sa profondeur. Comme dans Carrare, ou son plus récent récit autobiographique, Journée particulière, la forme des Fleurs sauvages est fragmentaire, l’intrigue minimale. Au sein d’une famille recomposée, le personnage central, Milva, doit aider son demi-frère, Théo, de huit ans son aîné, à sortir d’une situation dangereuse dans laquelle différents trafics l’ont précipité. Le reste du récit est ponctué du quotidien des différents membres de cette famille – le père Jacques qui tente de maintenir sa fonderie à flots, la mère, Irène devenue taxi et les errances de Milva entre le lycée et le cinéma au côté de son ami Sam. 

Lire Célia Houdart, c’est accepter de se déprendre de l’intrigue. Les scènes se construisent et s’enchaînent comme autant de « flashs ». De Journée particulière il semble difficile de retenir un propos dans son détail, si ce n’est l’ensemble de clichés qui cernent l’œuvre et la rencontre de Richard Avedon. De même, les Fleurs sauvages s’offre comme une série de prises, à la manière d’un album photo – au lecteur d’attraper les informations au vol pour reconstituer l’environnement familial recomposé où évolue Milva. L’intrigue tire ainsi sa profondeur de la manière même dont elle s’offre au lecteur et par ce qu’elle contient d’implicite, de « hors-champ ». Les « péripéties » sont centrées autour de Théo, contraint de se cacher après s’être mêlé à un trafic d’armes. Mais c’est justement autour de l’absence de ce protagoniste que se structure la majeure partie du roman, absence vécue par sa famille et notamment Milva qui en demeure le nœud principal. 

Les Fleurs sauvages, Célia Houdart,
Les chardons délicats © CC BY 2.0/Jeanne Menjoulet/Flickr

Dans ce roman où le drame familial se mêle au romanesque d’une vie en marge de la légalité, il ne se passe en réalité pas grand-chose. Le romanesque lui-même n’émerge dans le récit que pour être mieux mis à distance : le peu de rebondissements, à l’exemple d’une brève agression dans la rue, n’est jamais traité comme un événement en tant que tel. Et ce, d’autant plus que tout ce qui concerne Théo apparait couvert du soupçon de falsification qu’introduit dès les premiers chapitres l’accusation de mythomanie proférée par Milva. Ce n’est donc pas dans son histoire que Les Fleurs sauvages trouve sa puissance narrative, mais bien dans la manière de Célia Houdart, qui se retrouve livre après livre et qui témoigne de la profonde envie de littérature qui traverse son œuvre.

Cette œuvre est, avec Les Fleurs sauvages, soutenue plus que jamais par une tension, par un tiraillement. Le style de Célia Houdart, économe, composé pour l’essentiel de phrases simples juxtaposées, est animé d’une tentation pour une écriture plus maniérée, voire précieuse (ces deux termes n’ayant ici rien de péjoratif). Il est immédiatement frappant que l’esthétique des Fleurs sauvages produit une attention omniprésente pour l’environnement des personnages, les détails et les sensations. Houdart excelle dans un art du saisissement. Les fleurs du titre – plus généralement les plantes – et leur variété qui se transpose dans leur dénomination, incarnent le contact sensoriel entre les personnages et le monde. Les personnages manipulent à répétition la végétation tandis que l’activité picturale de Milva jusque dans la pénombre du cinéma confirme ce resserrement autour du toucher. Le regard, plus que le point de vue, est présent. Mais chez Célia Houdart, le lecteur est surtout invité à sentir, toucher, palper. Le réel des Fleurs sauvages, c’est d’abord ce qui fait impression, ce qui imprime une sensation tangible au corps.

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Pourtant, l’espace au sein duquel évoluent les personnages est très urbain – le jardin, l’obscurité du cinéma, la scierie, la maison. Mais l’écrivaine l’aborde constamment par ses marges : le premier contact avec Milva se fait alors qu’elle se trouve en forêt, Théo est surtout dans le débarras qui lui sert de cache, et le cinéma constitue par essence un espace collectif où chacun se trouve seul, face au film, dans l’obscurité, dans le lieu du dessin de Milva. Le récit se construit tout entier sur cette tension entre l’espace commun au personnage, la ville, l’espace familial quoique recomposé, donc fragmenté, et leurs mouvements de va-et-vient autour de cet espace. De la ville comme fiction collective ne subsiste que l’expérience qu’en font les personnages. On se trouve ainsi comme en terrain vierge, à explorer les morceaux de civilisations que construit et déconstruit le roman. 

Le texte est parsemé d’indications, insérées entre deux phrases, comme pour signifier la recherche d’une écriture qui excède la perception de ses personnages. Et Célia Houdart s’y entend à resserrer l’écriture – omniprésence de phrases nominales qui rompent avec le ton du récit forment des impressions soudaines dont le lecteur ne peut jamais avec précision saisir la provenance. Pour elle, le style est un déséquilibre. Sensations et les points de vue se succèdent, se superposent et se mélangent. L’ensemble des péripéties concernant Théo, dont l’histoire constitue, en creux, le nœud du roman, sont ainsi vécues de biais, par le point de vue de Milva, d’Irène ou de la petite-amie de Théo, Kyoko. 

De cette tension constante entre l’économie d’une narration où la multiplicité de personnages et d’événements n’est jamais traité en tant que telle, naît l’impression d’un récit qui n’a jamais lieu tant les effets de dramatisation sont constamment désamorcés et les informations évoqués et disséminées dans le texte. Dans un mouvement inverse, l’attention aux sens et à l’environnement produit l’effet d’une amplification descriptive qui prend appui sur les creux de l’intrigue. Le prétexte d’une histoire au potentiel dramatique foisonnant, mais vu et revu, où tout semble s’offrir à la main du lecteur en même temps que se dérober à sa compréhension, permet en réalité à Célia Houdart d’offrir une prose poétique et ample qui nous plonge dans un univers d’une impressionnante densité.