Nouveaux sauvages

Comment l’expérience pratique et ordinaire écarte-t-elle peu à peu les possibilités de s’échapper du quotidien au bénéfice d’une obsession, d’une focalisation qui rend le monde hermétique et insupportable ? Et comment les retrouver pour ne pas se gâcher l’existence ? Avec le premier roman de Luc Dagognet, nous suivons, comme dans un récit initiatique, les tentatives d’un jeune trentenaire, à Paris, après les attentats du 13-Novembre, pour se soustraire à la suffocation que provoquent en lui l’ennui, la solitude, l’attente cruelle d’une expérience radicale qui n’arrive pas. Fraternité réussit à nous ouvrir des portes insoupçonnées dans une contemporanéité déployée avec un esprit joueur et un art de la situation généreusement comique.

Luc Dagognet | Fraternité. Éditions do, 200 p., 18 €

Après quelques recherches sur Luc Dagognet, on constate rapidement que sa vie et les éléments et proches qui la peuplent ont leur reflet plus ou moins distordu dans son récit. Cette qualité de reflet en tant que probable déviation y est, semble-t-il, centrale. Page après page, nous apercevons les contours de son univers grâce à ses nombreuses références, cinématographiques, artistiques ou littéraires, avec toujours une sorte de joie dénuée de toute esbroufe. S’esquisse alors comme un en deçà – à la Stranger Things – du monde linéaire de son narrateur, où les petites folies des protagonistes qu’il croise, d’abord objets de sa souffrance, deviennent progressivement les essences de son amour pour eux, par succession de tentatives et d’échecs. Ce qui semble intéresser Luc Dagognet, ce n’est pas le résultat de la révolte mais bien la tentative, seulement le désir de creuser dans les parois de son quotidien pour trouver des sources de vie quelles qu’elles soient, d’exaltation ou même de détresse : « je chéris tout ce qui peut faire dévier le cours d’un lundi ou d’un mardi habituels » ; et il les trouve au contact des points de démence de l’autre qui, peu à peu, lui montrent des terres étrangères et se font germe de la fraternité en devenir. 

Luc Dagognet Fraternité
Circle Pool ©CC BY 2.0/Philippe Put/Flickr

Le narrateur vit et travaille à Paris, dans une agence de communication au cœur du 10e arrondissement, où il teste des campagnes publicitaires auprès d’échantillons de consommateurs. « C’est un métier passionnant et affligeant », commente-t-il, et ce paradoxe est l’une des forces de Fraternité. Chaque événement vécu ou personnage rencontré est multiple et démontre que le point de vue pour lui est fondamental. Le plus petit personnage porte un « et » ou un « mais » qui illustre la bienveillance dont témoigne pour chacun d’eux le romancier. 

Son personnage est misophone, c’est-à-dire qu’il est doté d’une capacité hors du commun à extraire un bruit de la rumeur générale au point qu’il s’amplifie jusqu’à pourrir son existence : le raclement de l’aspirateur que promène sa voisine âgée vivant au-dessus de chez lui, un ivrogne passant dans la rue en chantant à qui il souhaite « des siècles d’enfer et d’équarrissage ». Cette misophonie est le problème initial qui lance le récit. C’est là aussi que le comique de situation atteint son plus haut degré. Elle l’encourage à briser le carreau de la fenêtre de son voisin d’en face, alors en pleine festivité, avec une balle de tennis. L’effet espéré se produit, et le calme revient. Il était néanmoins à mille lieux d’imaginer l’escalade de surenchères qui suivrait et le traînerait de gré ou de force vers une prise de conscience de l’absurdité de sa condition jusqu’à sa laborieuse révolte, de remords en envies de vengeance. 

« Nous étions une colonie de fourmis ou de pucerons, capables, au mieux, de se croiser dans l’indifférence » : son quotidien de solitude est celui de nombreux habitants des grandes villes. Dès les premières pages, sa révolte, quoique balbutiante, le tend vers l’autre pour en sortir ; il devient un client fidèle des commerces de son quartier dans le seul but de « sentir ce courant de chaleur dans son dos » lorsqu’un commerçant lui témoigne même la plus subtile des familiarités. Mieux encore, Luc Dagognet n’hésite pas à verser dans l’inavouable pour désigner à son personnage d’autres foyers de chaleur : l’attentat du Bataclan, bien que sidérant par son horreur, est « un renouveau » vecteur de fraternité et de solidarité, et il est à parier que le contraire aurait été tout aussi souhaitable, du moment qu’il y a changement. Tout comme les tentatives d’assassinat d’un insaisissable psychopathe qui attaque les usagers du métro à la perceuse, au niveau de l’oreille : « L’agresseur du métro parisien remet un peu d’animation dans ces journées moroses ». L’un des passages les plus significatifs de cette envie d’ouvrir des percées dans le quotidien a trait à son rapport à l’alcool, qu’il décrit avec une justesse épatante : « Chaque dernier verre, je le commande pour ça : pour croire que c’est encore possible, ce soir, que l’imprévu peut venir me taper du doigt sur l’épaule. » 

Couverture de "Fraternité", de Luc Dagognet © Editions Do

L’écriture est loin d’être le simple transport de ce récit haletant. C’est elle qui dote d’une voix si particulière le personnage principal, qui n’a de cesse de douter, de repartir comme une flèche, d’admettre sa douce folie, de qualifier ses voisins de vieille dingue, de gros cochon, et, par-dessus tout, de nous dépeindre un monde auquel on se sent appartenir, mais graduellement altéré, jusqu’à ce qu’on ne puisse plus le reconnaître. Le Musée du Hasard situé dans les catacombes de l’est parisien existe-t-il vraiment ? Ce que Luc Dagognet fabrique avec son narrateur, il le fait avec nous également. On devine son goût de l’altération par ce qu’il affirme aimer dans le cinéma d’horreur évoqué tout au long du roman ; son tour de force est de nous amener à nous « méfier de ce qui nous paraissait inoffensif », d’un simple robinet, ou d’une grand-mère par exemple. La plus intense des terreurs est « celle qu’on instille dans notre vie quotidienne, qui nous fait douter de nos repères ». Il n’est pas surprenant de lire ici ou là, comme films cités dans FraternitéÇa, The Ring ou Gokseong. Le roman n’a de cesse de jouer avec des potentiels narratifs qui emprunteraient des voies semblables mais le comique est à nouveau atteint quand on comprend qu’une paroi infranchissable nous sépare de l’extraordinaire ou de la fin horrifique. Tout est bien réel et dans une relative mesure. 

Loin de s’apparenter à des name droppings, les énumérations de noms de films, de recherches internet, d’auteurs de littérature comme Poe ou Lovecraft, sont distillées avec enthousiasme dans ce premier roman et prennent une part non négligeable dans l’identification du lecteur au narrateur et à son monde. Nous sentons son envie, comme si nous nous rencontrions pour la première fois au comptoir de l’un des bars mentionnésde créer avec nous un jeu de connivences pour que nous fraternisions avec lui. Luc Dagognet nous étonne aussi, par sa maîtrise du rythme, sur ce qui est généralement l’écueil des jeunes romanciers. Ne faire reposer le récit que sur la tension croissante entre les deux voisins en guerre ouverte aurait été risquer que cette tension retombe malgré tout, en s’essoufflant. L’auteur préfère emprunter des chemins de traverse pour amener avec adresse le rebond inattendu de ce conflit anxiogène. 

Toutefois, ce sont les toutes dernières pages de Fraternité qui détonnent, alors que l’auteur destine son narrateur au commentaire des événements passés, à l’énonciation de la morale sous-jacente du roman. C’est dans ce court épilogue, quelque peu décevant mais qui pèse peu au regard des forces évoquées, que Luc Dagognet ôte à son personnage la lutte admirable entre sa douce folie et son désir d’être au monde pour l’installer dans un dénouement dont on aurait préféré qu’il fût moins confortable.