Vous regarder m’arrache l’âme

C’est un conte, ou une fable, avec une touche de réalisme magique. Et cela raconte comment de très grandes entreprises saisissent, pressurent, puis balancent leurs salariés sans que rien, ni loi ni morale, les en empêche. L’histoire se passe dans la Silicon Valley mais, à quelques détails près, elle pourrait se passer n’importe où. Jérôme Baccelli réussit à faire une critique radicale de l’ultra capitalisme et de l’hyper management en gardant un ton ironique, presque léger.


Jérôme Baccelli, À un étage près. Seuil, 192 p., 18 €


Quatre salariés de la société Maxa se retrouvent dans un ascenseur qui tombe en panne au trente-septième étage. Quand, au bout de quelques heures, les portes finissent par s’ouvrir, le lecteur a l’impression d’être immergé dans un de ces rêves où une porte familière s’ouvre sur une pièce qui ne l’est pas du tout. Les quatre salariés pénètrent dans un espace obscur où la moquette a été remplacée par du sable. Les voilà comme téléportés dans un univers alternatif, arrachés à la machine tyrannique dont ils ont été les fidèles esclaves.

À un étage près, de Jérôme Baccelli

On va découvrir que tous avaient une bonne raison de ne pas atteindre les bureaux vers lesquels ils se dirigeaient. Trois ont été ou vont être mis à la porte de Maxa. On comprendra plus tard qui est le quatrième. Elisa sort d’un rendez-vous avec un DRH, ce type de « mâles prétentieux, tout en rondeur et en compromis sauf dans ces moments précieux où ils tenaient entre leurs mains le destin d’un subordonné ». Josh Koplovski vient de quitter la salle de réunion Nelson Mandela où a eu lieu son pot de départ en retraite anticipée. Et où Pellegrini, son N +1 ou +2, bref, le type qui l’a poussé dehors, est venu le « prendre par l’épaule en poussant de grands éclats de rire… Un sourire narquois au coin de ses lèvres traduisait l’ampleur de sa victoire sur l’employé qui lui avait tenu tête ». Salim, jeune analyste d’origine pakistanaise, brillant mais atrocement maladroit dans les relations sociales, s’est fait voler une brillante étude par le même Pellegrini qui, pour plus de sûreté, s’est débrouillé pour le faire virer. Salim a prévu de se suicider en se jetant de la piste de l’héliport, c’est une question d’heures.

Il y a enfin un homme longiligne qui, alors que les autres ont le nez sur leur téléphone, comme tout humain qui se respecte, s’occupe à ratisser un mini jardin zen qu’il a sorti de sa poche. Il s’avère que c’est Michael Aaron Thomas, que tout le monde appelle MAT. MAT est le tout-puissant conseiller de la direction, chargé d’organiser le licenciement de quelques milliers de salariés de Maxa. Mais pour l’instant, MAT est contrarié, il a raté son Uber, une Prius vert pomme, qui devait l’emmener à l’aéroport. Une certaine Sophia l’attend en Lettonie. Ou Sofia, il ne sait plus trop. Une femme qu’il a connue sur Internet, et rencontrée quelques heures à Riga avant de l’épouser. Elisa observe MAT. Pour elle, les dirigeants d’entreprises doivent montrer l’exemple. On veut qu’ils ne « se trompent jamais de femme ni de maison ni de voiture … Les personnes qui ont réussi doivent absolument mener une vie de personnes qui ont réussi, sinon rien ne tient plus debout ».

À un étage près, de Jérôme Baccelli

© CC BY 2.0/Mia Felicita Bertelli/Flickr

Le temps passe, on ne sait pas très bien combien de jours ou de semaines. MAT raconte à Elisa comment il a rencontré Sofia (ou Sophia), « jusque là éblouie par sa brillante carrière, elle regarde le piédestal sur lequel il se tenait s’effriter à vue d’œil ». Koplovski a planté du blé, des tomates de Toscane et du muguet de Pise. Selim a préparé son testament sur Facebook mais ne l’a pas encore publié. MAT réalise que c’est lui qui a conçu le plan de croissance présenté par Pellegrini. Il va lui apprendre à se défendre. « Savoir parler en public, explique-t-il, implique de s’être consacré pendant des années à cette seule activité, quand d’autres s’appliquent à inventer des vaccins, à fabriquer des fusées, à bâtir des ponts ou à sauver des vies humaines… Parler n’est pas l’art de l’expert, mais celui du nanti, du désœuvré, de l’aristocrate ».

La suite des événements verra des retournements de situation spectaculaires, de ceux qu’on ne voit pas souvent dans le monde de l’hyper capitalisme. Rappelons que c’est une histoire où des choses magiques se produisent. Le genre de choses qui n’arrivent pas normalement, mais pour lesquelles on prie lorsque, dans une situation désespérée, on sait que seul un miracle pourra nous sauver. Le miracle, en l’occurrence, c’est la rencontre de ces quatre-là, dans un endroit qui n’existe pas et où toutes sortes de plantes poussent, fleurissent et fructifient.

À un étage près, de Jérôme Baccelli

© CC BY 2.0/John Briody/Flickr

À partir de là, les méchants seront punis, la machine tyrannique sera – provisoirement – mise en échec, des portes s’ouvriront et chacun devra faire des choix. Ou plutôt, pour la première fois sans doute, chacun pourra faire des choix.

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