Dès le titre, le lecteur sait qu’il ne met heureusement pas les yeux dans un ouvrage où sévirait la ségrégation lexicale toujours en vogue dans une certaine poésie, même lorsque cette dernière s’avance masquée derrière des prouesses technologiques diverses et variées. De plus, loin de tout esprit de sérieux, le premier des deux termes témoigne d’une autodérision qui pourrait renvoyer au fait qu’Édith Msika déclare qu’elle « cesse & ne cesse pas d’écrire », en particulier dans sa Maison d’écriture créée sur le net fin 2015.
Édith Msika, pipelette dancing. Louise Bottu, 126 p., 14 €
En effet, depuis la publication de son premier livre aux éditions P.O.L en 2002, Une théorie de l’attachement, Édith Msika s’était faite pour le moins rare (elle n’a publié que deux autres ouvrages : Introduction au sommeil de Beckett, publie.net, 2013 ; L’enfant fini, Cardère, 2016), peut-être parce que, si elle ne peut tout de même pas s’empêcher d’aligner des mots, c’est en éprouvant simultanément la tentation de tenir sa langue, prise dans une oscillation qui rappelle celle de Beckett : « Oui, dans ma vie puisqu’il faut l’appeler ainsi, il y eut trois choses, l’impossibilité de parler, l’impossibilité de me taire, et la solitude, physique bien sûr, avec ça je me suis débrouillé » (L’innommable, 1953).
Quant au second mot du titre, « dancing », il suggère une légèreté susceptible de mieux faire face au sentiment de la finitude (« On vit des miettes on serait des miettes ? »), notamment évoqué par la menace de passer à la « poubelle du cours des choses », le risque de « la chute et l’inanité » puisque « autre et plus mince circule l’idée de la fissure venue / des entrailles », sentiment également alimenté par le passage inéluctable du temps (« C’est […] des signes de mon vieillissement qu’il est question ») et, enfin, « l’aller simple pour la mort ». Cela dit, on ne trouvera aucun nombrilisme dans ce positionnement, les préoccupations collectives étant elles aussi présentes avec l’évocation du drame des migrants, de la crise écologique, etc. Dans ces conditions (humaines), il resterait donc à danser en dépit de tout, même si c’est « comme un ours » : « Alors cette danse un peu lourde, ces chants même faux, venaient à point pour alléger sa peine. »
Pour y parvenir, malgré ses limites, Édith Msika sait qu’elle peut compter sur l’écriture elle-même qui se déploie ici à travers une suite de textes à première vue disparates – comme l’auteure le précise en quatrième de couverture : « Il y a plusieurs endroits et plusieurs envers. » Cette variété textuelle se manifeste à différents niveaux : du vers à la prose, les deux régimes étant souvent entrelacés, du narratif (y compris par le dialogue entre des interlocuteurs à l’identité floue) au fragmentaire, du prosaïsme (l’un des textes part du fait que « dans le frigo, elles [les carottes] font de l’eau » et un autre s’intitule « petit poème du brocoli [dit ppb] ») jusqu’au fantastique où se mêlent des éléments issus des contes (« l’elfe aux yeux de glace ») et des clins d’œil au surréalisme (« l’aquarium s’est ramolli comme les montres molles de D. ») ou à une dimension onirique (« l’incertitude est majeure, les rêves, nombreux »).
Cela dit, un lecteur attentif décèlera des échos d’un texte à l’autre, ce qui finit par créer un univers singulier, « un endroit où être », c’est-à-dire où se tenir sur l’étroite ligne de crête entre existence et disparition : « Disparaissons tant qu’il existe encore des portes cochères » ou bien : « Je suis au regret de me regretter déjà ». Comme on a pu le constater, cette gravité – dont le centre est évidemment essentiel pour l’équilibre d’une danseuse – s’accompagne d’un humour fréquent. Enfin, de nombreux passages font allusion, plus ou moins explicitement, à la démarche de l’auteure : « adopter un point de vue c’est forcément se dérouter – voire perdre le fil » (le jazz étant l’une des références musicales qui revient le plus fréquemment tout au long de l’ouvrage) ; « écrire est souvent refuser d’écrire, refuser de raconter, refuser de se plier à la grande racontade généralisée » ; « écrire : l’art de la juxtaposition, de l’ellipse : un changement : un tournant : un ultime touillage de la marmite pour y racler le fond : une obstination » – et ce livre vient justement prouver qu’Édith Msika a bien fait d’insister.