La poésie entre divin et humain

Une fois que l’Histoire a eu lieu, peut-on retrouver en l’état ce qui fut auparavant ? S’agissant de la pensée grecque archaïque, l’obstacle a pour nom Platon : constitutive de la philosophie, son élaboration fait écran à la pensée antérieure, que d’ailleurs il cite abondamment. Tenter de retrouver la pensée originaire aura été la part la plus séduisante du travail de Heidegger. Voici que Grau et Pucci s’y attellent à leur tour en s’imposant la rigueur d’une démarche philologique.


Donatien Grau et Pietro Pucci, La parole au miroir. Les Belles Lettres, 264 p., 29 €


Heidegger opposait les penseurs qu’il appelait « matinaux », dont la fraîcheur présocratique aurait été perdue, à ceux qu’il qualifiait péjorativement de « métaphysiciens ». Au premier rang de ce qui aurait été perdu, figure la conception ancienne de la vérité. Séduisant dans son principe, le projet heideggérien était obéré par son parti pris méthodologique : s’obstiner à faire dire à des textes autre chose que ce qu’ils peuvent signifier. Disserter par exemple sur la vérité comme alètheia chez Héraclite, sur la base de fragments dans lesquels ce mot n’apparaît pas.

La parole au miroir, de Donatien Grau et Pietro Pucci

Partie centrale du bas-relief « Apollon et les Neuf Muses » d’Antoine Bourdelle réalisé pour la façade du théâtre des Champs-Elysées © CC2.0/Jean-Pierre Dalbéra

Grau et Pucci ne se donnent pas pour philosophes et ne restreignent donc pas leur champ de recherche à ceux que l’on regroupe dans la paradoxale catégorie des « présocratiques ». Passons sur cette notion, certes commode, mais trop négative pour être honnête. Il y a de bonnes raisons pour le faire, et aussi pour ne pas le faire. Voir Empédocle ou Parménide comme des philosophes – fût-ce comme des « préphilosophes » puisque l’usage strict du mot « philosophie » est lié au platonisme – signifie que l’on s’attend à trouver chez eux des réponses aux questions que nous jugeons philosophiques, quitte à les mettre dans le même sac qu’un Héraclite, qui n’est pas un poète. Les lire comme des poètes nous les ferait regarder dans la compagnie des autres poètes, à commencer par Homère et Hésiode.

Ce n’est pas ce que font Grau et Pucci, qui lisent ici les poètes les plus classiques de la tradition ancienne : Homère et Hésiode, les Hymnes homériques, les lyriques, les tragiques, Aristophane – et le Platon du Phèdre. La question qu’ils posent à chacun d’eux est assez simple dans sa formulation et elle appelle une réponse fondée sur des textes strictement délimités. Parfois quelques vers seulement, parfois plusieurs bribes prises dans des tragédies différentes. Si l’on considère que, s’agissant des poètes anciens, la rupture essentielle due à Platon est la distinction claire (ou du moins supposée telle) entre muthos et logos, il reste à évaluer ce qu’il put en être d’un mode d’expression qui ignorait cette distinction. La question pourrait donc être : qui parle par la bouche d’un poète ? La réponse tient en un mot : les muses. Mais qu’est-ce à dire ?

Lisant au premier vers de l’Iliade : « Cette colère d’Achille fils de Pélée, déesse, chante-la ! », au premier vers de l’Odyssée : « C’est l’homme aux mille tours, Muse, qu’il faut me dire », au vers 21 de la Théogonie : « Les Muses un jour apprirent à Hésiode l’art du beau chant », nous ne pouvons pas ne pas voir cette présence de la divinité mais nous n’y accordons aucune attention. Ces invocations on ne peut plus explicites nous paraissent de simples conventions littéraires, guère plus sérieuses que lorsque nos poètes du XVIIe siècle nommaient des divinités antiques. Même le début du Phèdre nous est ordinairement présenté comme une délicieuse scène champêtre au bord de l’Ilissos à l’heure des cigales. On félicite Platon pour le charme de ce dialogue. Léon Robin, son éditeur dans la collection Budé, se félicite d’avoir retrouvé l’endroit exact où prit place le débat entre Socrate et son jeune ami amateur de Lysias. Il regrette que la source soit désormais obstruée et qu’il n’y ait plus d’ombrage, mais il confie son plaisir d’avoir fait « avec le philosophe cette promenade dans un paysage dont il a si délicatement traduit la poésie ». Oui, le lieu est charmant (locus amoenus) et la description de Platon est « poétique » mais en quel sens ?

La parole au miroir, de Donatien Grau et Pietro Pucci

Vue du temple de Jupiter et de l’Ilissos par Edward Dodwell (1821) © Gallica/BnF

Comment négliger le fait que ce lieu est marqué par une intense présence religieuse, entre Pan, les Muses, les cigales, les nymphes, Éros ? En le lisant comme Robin, nous voyons un agréable lieu de déjeuner sur l’herbe, peut-être en souvenir d’un tableau de la fin du XIXe siècle. Nous associons « poésie » à joli. Et nous passons à côté d’une dimension religieuse de la poésie, celle qu’invoquent explicitement les poètes anciens. Socrate et Phèdre s’installent sous un platane à la large ramure, et nous pensons à l’arbre méditerranéen dont l’ombre est rafraîchissante – sans remarquer le calembour trop visible pour être vu qui rapproche le nom de cet arbre de celui de l’auteur du livre, lequel aurait, pour une fois, manifesté une forme de présence dans un de ses dialogues.

En lisant de près les passages où les poètes évoquent explicitement les muses qui les inspirent, Grau et Pucci font bien sentir la dimension religieuse de leur relation à la parole, dimension que nous avons pris l’habitude de ne pas considérer alors même que nous employons des mots comme « inspiration » ou « enthousiasme ». Nous prenons le muthos pour une « mythologie », une sorte de conte pour enfants qui n’aurait jamais été pris au sérieux, malgré ce que Socrate dit lui-même lorsqu’il raconte ce que nous appelons sans y penser précisément un « mythe platonicien ».

La présence du divin dans la parole des poètes ne relève pas seulement de ce que l’on pourrait appeler dans un énorme anachronisme leur « idéologie professionnelle ». On peut aussi discerner toute une réflexion théologique sur les relations entre les diverses divinités et les êtres humains. Sophocle, par exemple, montre une Athéna qui triche sans scrupule pour tromper Ajax, comme elle trichait dans l’Iliade pour tromper Hector et l’envoyer à la mort malgré tout l’attachement qu’elle dit avoir pour lui. Et elle se vante auprès d’Ulysse de sa force et de son habileté dans sa mystification d’Ajax – que son humiliation conduit au suicide. Nous apprécions qu’Antigone invoque contre Créon les « lois non écrites ». Quelle récompense obtient-elle des dieux ? Elle constate que sa « piété m’a valu le renom d’une impie » et elle se retrouve seule face à l’absence du divin, doutant de sa propre confiance dans la justesse de son choix. Quant à Œdipe, il a commis l’erreur de faire confiance à la parole d’Apollon qu’il était allé consulter après qu’un ivrogne l’eut traité de bâtard. Il passe à travers les accidents de sa vie « sans jamais être conscient qu’une force extérieure à sa volonté le guide, alors que, malgré lui, son langage le dit parfois ».

Les dieux ne sont ni aimables ni compréhensibles. Leurs actes contredisent leur volonté explicite et répétée. Pourquoi Athéna trahit-elle Hector ? Pourquoi Zeus fait-il en sorte que Troie soit détruite alors qu’il dit apprécier cette cité pour la façon dont elle lui rend hommage ? Le tragique, c’est d’abord cette irrationalité du comportement divin, au détriment des humains quoi qu’ils aient fait ou voulu faire. Les divinités sont là, présentes dans la parole poétique.

La parole au miroir, de Donatien Grau et Pietro Pucci

« Hésiode et la muse » d’Eugène Delacroix, Bibliothèque du palais Bourbon (1838-1847)

Grau et Pucci font aussi ressentir l’évolution de cette relation des poètes au divin, qu’ils caractérisent par sa fluidité. Si, disent-ils, « la poésie est l’espace commun du sacré et du profane », il est néanmoins clair que les choses évoluent et que l’on n’est pas passé d’un coup d’une poésie ainsi comprise à une condamnation platonicienne associée à la proclamation de la primauté du logos.

C’est, de façon assez inattendue, du côté d’Aristophane que l’on peut trouver quelque chose comme une transition. Par l’âge, le grand poète comique est à mi-chemin de Socrate et de Platon : un écart d’une vingtaine d’années avec chacun d’eux. Il avait aussi trente ans de moins que le plus jeune des trois tragiques, Euripide. Il est comique sans doute et ne répugne ni aux gauloiseries ni aux facilités du gros rire, mais il serait sans doute oublié s’il n’avait été qu’un bouffon. Son comique est aussi fait de pastiches littéraires, de montages de citations. Et surtout, deux de ses pièces, s’en prennent à Euripide : Les Thesmophories du vivant du grand poète tragique, pour en contester la misogynie, et Les Grenouilles au lendemain de sa mort, pour se demander comment il doit être reçu aux enfers. Le débat a pour objet explicite la détermination du plus grand des trois tragiques. Sophocle se retire du débat, reste à comparer Eschyle à Euripide. La préférence d’Aristophane va clairement au plus ancien, ce qui l’a fait taxer de conservatisme. Mais l’important, du point de vue qui intéresse Grau et Pucci, est qu’on est là dans un débat de critique littéraire. Autant dire que la dimension religieuse du poète s’efface derrière le fait qu’on est devant des auteurs, plus tout à fait des passeurs du divin.

Quand Platon exclura les poètes de la cité idéale, le terrain aura été préparé. Mais lui-même, dans le Phèdre, n’hésitera pas à installer Socrate dans un lieu marqué par le divin, où donc le logos ne règne pas en monarque. Sa distinction d’avec le muthos n’a pas toujours la clarté qu’on imagine : quand Socrate raconte ce que nous tenons pour un « mythe platonicien », il dit raconter une « histoire » : logos.


EaN a rendu compte de Titres, de Donatien Grau.

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